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Koltès | Dictionnaire · LESLIE (SALLINGER)

vendredi 22 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée Leslie (Sallinger)

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


LESLIE (SALLINGER 

Parmi les coups de force que propose l’œuvre de Koltès, la conception du *personnage occupe une place centrale qui déroge à bien des égards à la poétique conventionnelle de son temps. Si son aspect le plus spectaculaire concerne à l’évidence le corps dit minoritaire, au sujet duquel il a existé maints malentendus et polémiques, il n’est pas circonscrit à ceux-là, bien au contraire. Observer le personnage de Leslie issu de Sallinger et ce qui a présidé à son écriture permettrait peut-être de saisir quelques-uns des principes qui engagent une façon de penser le personnage, mais également un corps, et à travers lui les relations qui existent entre l’écriture et l’auteur, son monde et l’imaginaire qui le traverse. C’est pourquoi il est si essentiel de revenir aux conditions de l’invention de ce personnage.

Quand le metteur en scène Bruno *Boëglin, au printemps 1977, passe commande au jeune auteur de l’écriture d’une pièce autour de J.-D. Salinger, Koltès est peu familier de l’œuvre du romancier américain, qu’il lira sans enthousiasme cet été-là. Le projet se bâtit en deux temps : des improvisations d’acteurs auxquelles assiste l’auteur donneront lieu à une première forme à l’automne ; puis Koltès s’isolera l’hiver pour écrire, à partir de ces premiers travaux et de sa lecture de l’œuvre une pièce, qu’il appellera Salinger. On sait combien B. Boëglin avait été surpris à la lecture de cette pièce. Parmi les nombreuses libertés qu’avait prises l’auteur, il en est une, plus discrète, mais considérable, qui avait porté sur le personnage de Leslie. La distribution qu’avait faite Boëglin dès l’automne avait attribué ce rôle à l’acteur Abbi Patrix, destiné à une partition mineure en regard de sa place dans la compagnie. Or, la place dévolue à Leslie semble démesurée. Comment le comprendre ?

Durant les répétitions, l’*amitié qui s’était nouée entre Patrix et Koltès avait été telle qu’elle avait nourri l’écriture. C’est la première loi qui structure la composition : celle du *désir, de l’empathie vouée à son personnage – on sait qu’elle sera centrale ensuite, notamment au moment de *Dans la solitude des champs de coton. De là découle un autre principe. Ce qu’écrit Koltès n’est pas seulement un personnage, mais une relation qui le lie à lui. Avec Patrix/Leslie, la relation est d’autant plus complexe et exemplaire qu’elle touche au *théâtre lui-même, c’est-à-dire à l’acteur, puisque Leslie sera, dans la fable de Salinger, un acteur de théâtre. Or, c’est une autre loi qui ici se superpose : ce que Koltès écrit dans un personnage est la projection fantasmée du corps de l’acteur sur lui. C’était le cas avec Maria Casarès, et ce le sera plus tard avec Michel *Piccoli, ce le sera de manière plus extravagante avec Robert De Niro ou Al Pacino au moment de la composition de *Nickel Stuff. Cependant – et en cela réside le paradoxe de Leslie – Koltès commence alors à se méfier du théâtre : d’une certaine tendance du théâtre à se nourrir seulement d’émotions théâtrales. Pour lui, c’est le contraire qui doit s’imposer, et la vie qui doit alimenter le théâtre. En 1984, il précisera les termes de ce rapport :

« Les acteurs, c’est très différent [les propos qui précèdent concernent les contraintes fécondes du théâtre]. […] C’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à supporter ; l’idée de l’acteur, ça, c’est terrible […] En même temps, je ne sais pas, j’ai une émotion folle quand je les vois comme ça… des éponges, incroyablement. En même temps, j’ai une admiration, une fascination pour eux, en même temps ils me terrorisent parce que ce n’est rien… Par exemple, on ne peut rien écrire sur l’acteur, rien. Je ne pourrai jamais faire un personnage d’acteur, jamais. C’est le degré zéro de l’histoire à raconter (rire) et ça c’est un truc qui me terrorise quand même : chez tout le monde, il y a des histoires à raconter et chez l’acteur, je ne vois pas. Ce n’est pas qu’elle n’existe pas, mais c’est qu’il est acteur, donc elle est à un endroit où je ne peux absolument pas la trouver. Ceci dit, dans les rapports personnels que j’ai eus avec des grands acteurs, c’est toujours à la scène que c’est le mieux – non, mais c’est vrai – parce qu’ils sont un peu perdus, là… »

Ces propos pleins de contradictions disent l’irréductibilité du corps de l’acteur à son *récit frontal, et l’impossibilité dès lors de le raconter. Mais de cette impossibilité, Koltès va prendre le parti et bâtir le personnage de Leslie comme point de vue théorique du personnage de théâtre.

« Je ne pourrai jamais faire un personnage d’acteur, jamais » affirmait-il. C’était justement oublier cet hapax que figurait Leslie, frère du *Rouquin, acteur mélancolique et habité. Il dit fidèlement, dans ce paradoxe, cette impossibilité de raconter un acteur, en ces termes mêmes : c’est d’ailleurs, jeu sur le jeu, l’acteur lui-même qui se raconte en racontant le drame de cette impossibilité.

« Je ne suis qu’un pauvre comédien, jamais soi-même, toujours entre deux décors, maladroit, incertain, amoureux ; je ne suis rien d’autre qu’une feuille de papier poussée par le vent, que n’importe qui ramasse. […] Qu’on me donne cependant un *amour d’homme, enfin : un amour posé quelque part, solide, épais, un amour à toucher, à palper, à saisir, à torturer sous mes doigts ; j’ai des besoins, moi, de toucher, je suis profondément physique et tactile, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je demeure une feuille de papier amoureuse, je suis amoureux, point final – d’un amour global, général, indéterminé, vague, abstrait » [1].

Ironiquement, Koltès a fait du personnage du comédien un comédien-personnage qui n’a d’existence que théâtrale, c’est-à-dire, vide, ou en suspension – pur corps, matérialité physique et sensible, c’est-à-dire amoureuse : en attente d’amour. La confusion de la vie et du théâtre est ici exploitée jusqu’à l’absurde mélancolie d’une vie en attente de théâtralité, d’événements plus littéraires, jusqu’au cliché sentimental, amour vague, abstrait. Le personnage est littéralement une page blanche, et se montre tel qu’en lui-même : c’est lui qui raconte qu’il n’a rien à raconter. Le théâtre branché au théâtre ne peut être que stérile. Ce *monologue est évidemment situé, nous dit la *didascalie qui l’introduit, « Dans un *New York abstrait, nocturne, déconnecté » – abstraction et déconnexion à l’égard de la vie concrète et sensible qui seule pour Koltès permet l’écriture. Il n’y aurait ici qu’une *parole en creux, nocturne (mais abstraitement nocturne : invisible), qui fait du récit un récit vide, potentiel, en attente. Capable de vivre partout, n’habitant donc aucun lieu du monde en propre, un personnage d’acteur ne peut être qu’abstrait, et par là théorique, non incarné, en attente d’un corps qu’il ne trouvera qu’en cessant d’être acteur.

Geste théorique de l’écriture, le récit de l’acteur ne saurait dire autre chose que cet angle mort de l’acteur. Confier ce rôle à Abbi Patrix, l’ami qu’il était rapidement devenu, c’est lui offrir le cadeau de dire ce qu’il est, dans sa nudité la plus exposée, la plus fragile, la plus désirable aussi.


Bibliographie : Entretiens avec Alain Prique, « Entretiens inédits avec B-M. Koltès » : Combat de nègre et de chiens (1983, pour « Gai Pied », La Fuite à cheval très loin dans la ville (1984, pour « Masques »), in Alternatives théâtrales, n° 52-53-54, Bruxelles, déc. 1996-jan. 1997, p. 240-251.


[1Sallinger, p. 58-59