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Koltès | Dictionnaire · LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS

Une entrée

samedi 23 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion, en décembre 2022.

— Entrée Le locuteur de la Nuit juste avant les forêts

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


LE LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS

Sans *nom et sans visage, l’homme qui parle dans *La Nuit juste avant les forêts est l’inconnu du *théâtre de Koltès. La pièce n’est précédée d’aucune présentation de *personnage et on ne saura rien de celui-ci en dehors de ce qu’il dira de lui. Il semble être l’une de ces figures si présentes dans les écritures dramatiques contemporaines qui se resserrent sur le théâtre de la *parole.. C’est que ce *monologue tient dans la seule tenue de cette parole donnée, sans description ni *didascalie, où l’action tout entière est ramassée dans le geste de diction d’une seule phrase ouverte par des guillemets comme s’il s’agissait d’une *citation arrachée d’un amas plus grand qui nous restera dérobé.

Mais cette figure n’est pas sans corps, au contraire, ni sans profondeur ou intériorité, sans passé ou *désir. Cet homme raconte en effet des bribes de sa vie et les événements qui pourraient expliquer les raisons qui font qu’il s’est retrouvé dehors sous la pluie, alpaguant un homme au hasard et l’invitant dans ce café où il parle, lui proposant même de poursuivre l’échange dans une chambre d’hôtel, puisque « ici, je n’arrive pas à dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs »  [1]. Ce qu’il faudrait dire, il le lui dira finalement au terme de la parole essoufflée : « je t’aime, camarade, camarade, moi, j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime, et le reste, de la bière, de la bière, et je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire, quel fouillis, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie » (LN, 63).

Qui est-il ? On peut retracer son parcours. On peut supposer qu’il est étranger (« étranger tout à fait » dit-il même  [2], aux habitudes étranges (étrangères) de se « lav [er] le zizi, – à croire qu’ils sont tous aussi cons, les Français, incapables d’imaginer, parce qu’ils n’ont jamais vu qu’on se lave le zizi »  [3]. Dissimulé parmi eux, les « salauds »  [4], il a été séduit par une jeune fille blonde, « bell[e] comme c’est pas possible »  [5]. Mais dès qu’elle ouvre la bouche, c’est pour proférer des insultes racistes : « on chassera le rat, minet, et puis, tu resteras avec moi […], mais ne voilà-t-il pas qu’elle ne savait pas qui j’étais – la nouvelle force, c’est nous, qu’elle me dit, et je devais en être aussi »  [6]. Ces paroles fascisantes ruinent toute sa *beauté, dévastent même toute une conception du monde : la beauté est « passée de l’autre côté », autant dire que « tout le monde est passé de l’autre côté »  [7]. Chassé par ce groupe, il se retrouve errant dans la ville, rencontre une autre jeune fille, « mama »  [8], passe une *nuit d’*amour avec elle sur un pont, mais elle disparaît le lendemain : écrire son nom sur tous les murs de la ville ne la fera pas revenir.

Finalement, le *récit raconte peu à peu un mouvement d’exclusion progressif : l’isolement dans lequel il se trouve l’incite à fuir davantage – jusqu’au bout du monde s’il le faut, pour trouver un coin d’herbe où s’allonger, même si là encore menacent les « salauds », cette fois sous l’allure d’un général qui tire sur les colombes  [9]. D’autre part, cela l’amène à vouloir forger autour de lui une autre forme de communauté : un « syndicat international pour la défense des loulous pas bien forts, fils directs de leur mère, aux allures de jules pleins de nerfs, qui les roulent et qui tournent, tout seuls, en pleine nuit, au risque d’attraper les maladies possibles »  [10]. Ni *religion, ni parti politique, ni même syndicat traditionnel qui prennent tous part à ses yeux, dans cette vision paranoïaque du monde, à des manipulations qui concourent à la même domination des plus fragiles, ce « syndicat international » n’a qu’un but : « c’est pour notre défense, uniquement la défense, car c’est bien cela dont on a besoin, se défendre, non ? »  [11] Il s’agit en quelque sorte de se défendre du réel et de ses lois d’organisation. Idée minimale, sans contenu programmatique autre que ce mouvement de défense : geste à la fois physique et profondément éthique.

Car le locuteur ne se définit lui-même qu’en appui de celui à qu’il s’adresse et qui restera tout aussi inconnu : on saura seulement qu’il est faible, presque un *enfant. C’est pour le défendre aussi qu’il s’adresse à lui. Mais tout se renverse à la *fin. Le locuteur fait le récit des heures qui ont précédé la rencontre : une agression homophobe – personne ne vient à son aide –, une errance dans les couloirs du métro, torpeur mélancolique qui déclenche in fine une course à la quête de cet inconnu auprès de qui partager cette tristesse rageuse, et le mot d’amour final peut se lire comme le sceau de la reconnaissance. Ce qu’il disait de l’autre, c’était pour lui : et l’autre n’était finalement qu’un miroir de lui-même, ces mêmes miroirs qu’au début du texte il prenait soin de mettre dans son dos.

Inconnu, cet étranger est une figure autant concrète qu’allégorique : il est cet espace puissamment politique et érotique d’une *marginalité active qui dévisage les *violences du monde pour chercher les territoires où le rendre de nouveau désirable – à cet égard la forêt du *Nicaragua (LN, 63) jetée au-devant de soi est à l’image de l’amour qu’il réclame, une utopie qu’on lance pour mieux la rejoindre.


[1La Nuit juste avant les forêts, p. 47

[2La Nuit juste avant les forêts, p. 11

[3La Nuit juste avant les forêts, p. 10.

[4La Nuit juste avant les forêts, p. 22

[5La Nuit juste avant les forêts, p. 21

[6La Nuit juste avant les forêts, p. 23

[7La Nuit juste avant les forêts, p. 22

[8La Nuit juste avant les forêts, p. 34

[9La Nuit juste avant les forêts, p. 50-51 et 63

[10La Nuit juste avant les forêts, p. 17-18

[11La Nuit juste avant les forêts, p. 15