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Koltès | Dictionnaire · CASARÈS

Une entrée

mardi 19 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée Casarès (Maria)

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


CASARÈS (Maria)

Janvier 1968. Koltès va avoir vingt ans. Il vit à *Strasbourg où il est étudiant en journalisme, mais fréquente à peine les salles de cours. Une amie l’emmène à la *Comédie de l’Est voir *Medea, d’après Sénèque traduit par Jean Vauthier et mis en scène par Jorge Lavelli. Le choc est considérable. Les années suivantes, il reviendra souvent sur cet événement, et combien il décida de son engagement dans l’écriture.

« La première fois que je suis allé au *théâtre, c’était très tard, j’avais vingt-deux ans. J’ai vu une pièce qui m’a beaucoup ému, une pièce que j’ai oubliée mais avec une grande actrice, Maria Casarès […] et tout de suite je me suis mis à écrire » [1].

Koltès exagère. Il joue avec les faits et le *mythe dans le but d’écrire une histoire qui ferait de la vérité un choix délibéré. Si ce n’est pas la première fois qu’il allait au théâtre, et s’il se vieillit, c’est pour faire de cette soirée une expérience fondamentale.

L’impression – au sens presque photographique du terme – est telle que la marque laissée sera vive et demeurera toutes les années comme un appel. Certes, Koltès n’écrira pas tout de suite après, mais une année plus tard. Le *récit légendaire est pourtant révélateur. Le lendemain, avec des amis journalistes, il demandera à rencontrer Casarès : les années suivantes, ils fêteront cette date comme le « Jour de la Démesure », façon de dater un anniversaire qui est celui d’une naissance. Peu de temps après, Koltès renonce à ses études et décide de s’engager pleinement dans le théâtre.

Maria Casarès paraît ainsi le corps maternel de cette vie engagée dans une œuvre. Loin d’être une pure anecdote de sa rencontre avec le théâtre, cette scène essentielle joue le rôle d’un déclencheur – et avant tout du *désir d’écrire. Quand des amis décident quelques mois plus tard de créer une *adaptation théâtrale d’un *récit de Gorki, il s’adresse à Koltès qui n’a pourtant jamais écrit, et qui leur répond :

« Moi, je pense à Casarès et je saurai écrire » [2].

Quand il compose *Les Amertumes, c’est donc elle qui pourrait faire figure de modèle autant que le romancier russe. L’ombre de Casarès plane ainsi sur la figure de la mère. Et plus généralement, l’esthétique revendiquée y est celle du choc, de la déflagration propre à la comédienne, d’une certaine outrance qui est la marque de l’actrice. Au début de l’année 1970, juste avant les répétitions, Koltès accomplit un geste qui achève l’écriture des Amertumes. Il adresse le manuscrit à Maria Casarès [3]. Elle ne répondra pas. N’en demeure pas moins que Casarès habite ce texte comme le théâtre intérieur de Koltès : et peut-être fallait-il qu’elle soit absente pour que ce désir soit de nouveau joué.

Deux années plus tard, après avoir écrit trois adaptations, Koltès entreprend de rédiger une pièce dont il inventerait lui-même la fable. Sans rail dans l’écriture et sans ses comédiens, l’auteur semble se perdre. Là, dans ce manque, lui revient le regard de Casarès. Celui qui avait permis les premières œuvres le dévisage désormais. À son amie Madeleine *Comparot, il demande une photographie de l’actrice pour l’accrocher au-dessus de sa table, afin qu’elle l’encourage. Quand Koltès travaille, c’est toujours sous le regard de visages qui l’incitent : suivront *Dostoïevski, James Dean, Bruce *Lee, Mohamed Ali, et à la fin Roberto Succo. Cet hiver 1971, le portrait de Casarès l’observe noircir des pages. Mais rapidement ce regard, écrira-t-il à son amie, est insupportable. Il accentue la *solitude et devient la « mauvaise conscience » (L, 147) d’une écriture retranchée du théâtre. Il retire le portrait de Casarès, et brûle des nuits à l’invention de *monologues insensés. Ces nuits finissent par donner jour, malgré Koltès lui-même, à une pièce, étrange et opaque. C’est *L’Héritage. L’été 1972, Koltès a accepté de mauvaise grâce de faire de la figuration dans un spectacle mis en scène par Hubert *Gignoux. Dans l’ennui de la vie de troupe, Koltès forge des projets de *cinéma, et de pièces. Surtout, grâce à Gignoux, il voit Maria Casarès, au festival de la Cité de Carcassonne. Cette fois, ce n’est pas en tant qu’étudiant qu’il se présente à elle, mais comme auteur, armé d’une pièce à jouer. Cette nouvelle rencontre éblouit Koltès.

Quand l’opportunité se présente de confier à Radio France la mise en voix de L’Héritage, Koltès ne formule qu’une demande : que Maria Casarès prête sa voix au personnage de la veuve, *Anne-Agathe. Casarès, encouragée amicalement par Gignoux, accepte. Koltès se dira très déçu par l’enregistrement, la mise en voix et l’interprétation : seule Maria Casarès trouvera grâce à ses yeux.

« La connaissance de Casarès aura comblé mes ambitions au-delà de toute limite, et je suis déjà saturé de compromis et de “vanité” (au sens sacré du mot) » [4].

Casarès ne saurait être seulement une voix, c’est aussi et surtout une présence, un fantasme – un désir portant sur une projection. En octobre 1972, Koltès envisage l’écriture d’un film, qui serait tout entier orienté vers la figure de Maria Casarès. Elle y serait le point de départ d’une « fiction autobiographique », ou plutôt « fictivement autobiographique, exactement : en puissance prophétiquement autobiographique » (L, 182-183). Ce film prophétique aurait pour thème l’aphasie, et Casarès y serait comme un double de l’auteur :

« Tu vois le genre. Casarès parlerait beaucoup » (L, 183).

L’auteur a-t-il rédigé seulement une ligne de ce scénario impossible, aphasique et bavard, autobiographique et incarné par Casarès ? Il renoncera rapidement à ce projet jamais vraiment formulé en dehors de la rêverie, de la portée auto-réalisatrice d’une prophétie (je souligne juste la répétition du terme sur ces quelques lignes pour m’assurer que la répétition est volontaire) qui ne peut se formuler que dans le désir : tels seront pour lui, essentiellement, le cinéma (même s’il tournera bien un film, qui sera d’ailleurs littéralement le récit d’un rêve : *La Nuit perdue), et Casarès : une voix silencieuse de lui-même.

Près de dix ans plus tard, tout a changé. Koltès est devenu un auteur, a voyagé et fait l’expérience du monde : si ses pièces n’ont rencontré presque aucun écho, l’une d’entre elles est tombée entre les mains de Patrice *Chéreau, qui la met en scène en février 1983, c’est *Combat de nègre et de chiens, en ouverture du théâtre des *Amandiers. En juin, une seconde pièce rejoue l’ouverture avec un autre texte anticolonial et africain, Les Paravents de *Genet, pour lequel Chéreau a demandé à Koltès de travailler avec le dramaturge François *Regnault aux coupes sur le texte. Dans le rôle de la mère de Saïd, la même actrice qui tenait le rôle lors de la création fameuse de Roger Blin, en 1966 : Maria Casarès. Koltès croise ainsi de nouveau sa route. Un souhait émerge, qui prend de l’ampleur : écrire une pièce pour elle, que Chéreau monterait. Koltès trouve la fable dans les hangars abandonnés de *New York, ce sera *Quai ouest. Des mois, il tâche de déposer, dans un *lieu qui est une allégorie du monde occidental, une histoire qui saurait dire ce monde : huit personnages s’affrontent, se désirent, se déchirent. Entre New York et *Paris, Koltès s’acharne à régler la mécanique rigoureuse à laquelle l’appelle la syntaxe dramatique de Patrice Chéreau. À l’automne 1983 enfin, il croit avoir fini. Mais comment terminer ce texte ? En l’adressant à Maria Casarès :

« je tenais à ce que tu en sois la première lectrice. J’espère ne pas te décevoir » [5].

À Maria Casarès il n’a pas seulement écrit une lettre, mais aussi le rôle de *Cécile, central et convergent. C’est évidemment la mère. Sa trajectoire est celle d’une allégorie poétique, politique et mystique. Elle se laisse dire à demi-mot. On devine qu’elle vient d’Amérique centrale, et qu’elle est venue trouver refuge dans ce hangar, mais vit dans le remords d’une vie perdue, d’un passé englouti et dans le ressentiment. Elle voit dans la venue d’un notable de la ville qui s’est rendu dans le hangar pour se suicider une chance de salut, qui ne se réalisera pas : son fils, Charles a d’autres projets pour lui… Le personnage de Cécile est plus qu’un instrument de la fable : c’est le dépositaire d’un *secret. Durant la rédaction, Koltès apprend qu’il est atteint de cette maladie dont on ne connaît rien sinon qu’elle est mortelle. Jamais son œuvre n’y fera allusion. Ses lettres n’en portent quasiment pas la trace, et jamais explicitement. Il y a une exception. Elle est discrète, et énigmatique. On la trouve dans les brouillons de Quai ouest, sur la fiche du personnage de Cécile, qui porte cette sèche annotation à côté de son nom : SIDA.

Dans la pièce, la fin de Cécile est une énigme lentement préparée. Cécile hurle d’abord sa mort en français, puis en espagnol, avant de la dire en quechua.

« Pourquoi, Maria, dis-moi : pourquoi avoir forniqué avec un chacal aux yeux rouges et m’avoir fait naître ? Dis-moi, Dolorès, mère de Maria, dis-moi pourquoi avoir forniqué avec un chacal et avoir accouché de Maria ? » [6].

Maria : le nom de la mère de Cécile se retourne sur le théâtre, et c’est à Maria Casarès que l’auteur a destiné le personnage. Dolorès : mère à la puissance, allégorie d’une douleur faite corps, écho où s’entend le nom de Casarès. La maladie, la douleur et la mort fraient ainsi dans les labyrinthes de l’écriture leur cryptage à peine lisible.

Quand Koltès meurt, en avril 1989, il laisse une œuvre immédiatement achevée, et plusieurs projets en suspens, persuadé qu’il survivra à la maladie. Parmi eux, écrire une pièce, non plus autour, mais pour Maria Casarès. Il avait regretté publiquement de ne pas l’avoir fait dans Quai ouest. Ce projet ultime se forme autour de la figure de Job. C’est un triple retour : à l’actrice, à la réécriture, et à la *Bible. Quelques notes sont prises sur des feuilles volantes. Job accroupi sur son tas de fumier, attend. Koltès n’achèvera jamais cette pièce.

Dans un entretien publié en 1990, Maria Casarès confiera :

« J’ai eu des rapports étranges avec Koltès. Finalement, nous nous sommes peu rencontrés. Il s’est développé entre nous un rapport mystérieux fait de petites touches. Un rapport pudique et en même temps très privé, très intime, comme si on se connaissait déjà et qu’on n’avait ainsi que des petits mots à se dire » [7].

Mystère d’une relation qui tient aussi à l’évidence, au silence, à ce qui lie secrètement les êtres malgré eux. Ainsi ne fut-elle jamais au centre d’une pièce de Koltès. Ainsi demeura-t-elle dans les marges d’une œuvre qui s’est pourtant en grande partie organisée autour d’elle, et en elle.

« Je crois que Koltès est un baladeur, un errant qui regarde dans les confins des villes, dans les confins du monde, les endroits les plus éloignés, les plus perdus. À mon avis, ces confins vont devenir le centre du monde » [8].

Casarès ici aura joué ce rôle : d’être ce lointain qui appelle et qu’on ne rejoint que dans le désir d’autres vies.


[1Une part de ma vie, p. 9

[2Théâtre/Public n° 136-137, 1997, p. 27

[3Lettres, p. 110

[4Lettres, p. 178

[5Lettres, p. 474

[6Quai Ouest, p. 103

[7Alternatives Théâtrales, n° 35-36, septembre 1990, p. 25

[8Ibid., 27