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Koltès | Dictionnaire · LA BEAUTÉ

Une entrée

dimanche 17 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée Beauté (la), p. 57-59.

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


BEAUTÉ (LA)

Dans l’œuvre de Koltès comme dans ses propos, la beauté occupe une place singulière, centrale et secrète. Elle n’est en rien un ornement de l’écriture, comme une valeur ajoutée, mais porte bien plutôt le souci de son inscription historique.

« Je crois très sincèrement que le théâtre est un art qui finit, tranquillement. Et c’est pour cela que ça devient intéressant. C’est un art qui ne peut pas prendre en comptes les autres arts, un art qui doute de lui-même, donc, qui reconnaît mieux ce qui lui est propre. Or c’est peut-être dans ces moments-là qu’on produit les choses les plus belles » [1]

Le temps de la fin est un espace qui fait brèche dans le monde et propice à la diction de la beauté. C’est elle que cherche finalement le récit, elle que raconte l’histoire et ce qui est raconté dans les histoires. Si la beauté est la visée de l’écriture du récit, de l’écriture comme récit, c’est parce qu’en elle le récit cherche à se saisir dans cette fin. « La littérature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment où elle tente de mourir. » [2] Aux yeux de Koltès, plus que le cinéma ou le roman, le théâtre, parce qu’il se termine, porte en lui une beauté que ne possède aucun de ces arts. Dès lors, c’est d’une mort au carré qu’il s’agit, car si la littérature se retire du monde, le théâtre dans la littérature est l’art qui se retire de ce retrait. Cette puissance se redouble de nouveau puisque, pour Koltès, c’est l’histoire même d’une partie de l’Occident qui vit ses dernières heures :

« Donne-moi à l’occasion des nouvelles du spectacle. J’ai vu une merveille : Les chasseurs, mais personne autour de moi n’a aimé... Lu aussi : La ville et les chiens de Vargas Llosa !!! (avais-tu lu : Conversation à la cathédrale ? Sinon, ne perds pas une minute, prends ton souffle et fonce à la librairie la plus proche en laissant tout tomber). On se demande après cela, les soirs de spleen, ce qu’une foutue civilisation occidentale, une foutue situation politique et notre culture de merde peut produire en littérature. Malgré cela, à bientôt. » [3]

L’Occident a le visage de ce Philip Lambert, néocolonialiste et raciste, VRP de la culture française en représentation, croisé à Lagos au chantier Dumez — et même incarnation de cette culture, de cet Occident, visage de son abjection, laideur :

« La culture française a trente-deux ans et en paraît cinquante, elle est grosse, suante, myope, ne dit pas de gros mots, et a une étoile de rides tout autour des yeux. Le néocolonialisme donne à tous ces hommes et à toutes ces femmes un certain nombre de rides particulières, que je n’ai jamais vues ailleurs, et qui se dessinent à la verticale, du bord extérieur des yeux jusqu’au milieu de la joue, comme une traînée de larmes écartée par le vent. » [4]

Cette description sera reprise pratiquement telle quel pour servir à Koltès, dans les Carnets de Combat de nègre et de chiens, à dessiner le visage de Cal : les rides forment sur lui une vieillesse prématurée qui ressemble à de la tristesse, larmes coulées sur une mort déjà commencée, engagée sur le corps de ce personnage, de la culture française, de l’Occident [5]

Face à ces repoussoirs, la beauté est le critère qui fonde l’exigence de l’écriture, dans le croisement politique et historique où se concrétise l’esthétique. La beauté sera objet de la quête, ainsi que l’élément dans lequel l’écriture se déploie. Et puisque c’est dans la fin des choses que peut se révéler le plus la beauté, c’est par sorte d’attraction, comme la pierre tombe, que l’auteur vient se déporter au lieu de la beauté. Concrètement, celle-ci est le territoire physique de la sensation. C’est en ces termes qu’elle s’éprouve, non pas comme image, mais expérience sensible de l’âpreté du réel, expérience du monde en tant qu’expérience sensible, en tant que monde :

« Ce qu’il y a de plus beau, que ce soit en France, en Angleterre, en Allemagne ou au Canada, c’est ce qu’on a sous la main, et qu’on peut toucher, et qu’on peut sentir ; c’est une beauté qui ne trompe pas, qu’elle soit grise, jaune ou bleue ; et c’est une beauté qui ne tolère pas qu’on l’étreigne en pensant à autre chose ! Et les personnes, c’est pareil. » [6]

La beauté est cette présence au monde, mise en présence de ce monde en soi dans le temps de son expérience. Si l’histoire est dans sa fin et si c’est ici que peut se dire la beauté, ce ne sera pas en tant que fin agonisante de ses formes, mais au vif de sa présence. Être là et co-présent au monde, à ce qu’il expose comme lieu du présent. Nul hasard si le théâtre est l’art, le seul à ce point d’intensité, d’être au présent le lieu de son présent et de l’art : espace qu’on n’étreint au lieu où il se formule — fabrique du présent.

Raconter une histoire, c’est pour le dramaturge essayer d’arracher ainsi dans le même geste le monde et sa beauté, parce que la beauté est l’arrachement sensible du monde, qu’il est son épreuve aussi, sa tâche : une écriture. Non contentement ou satisfaction d’une forme admirable, capable de flatter l’être dans sa jouissance esthétique : la beauté est une violence surtout, quelque chose qui ébranle certitudes et décentre les attendus.

« Je savais bien que tant de beauté réunie me ferait perdre pied, et si je la consomme à doses infinitésimales, en France, ici, où elle s’offre à mon regard, et à mon regard seulement, dans une telle proportion, je sens la fermeté de mon jugement être ébranlée, je sens sourdre en moi des éléments obscurs et douteux, enfin… »  [7]

La beauté porte en elle le récit même du monde, non pas seulement dans son aspect sensible, mais dans l’épreuve qu’elle fait subir à l’être qui s’attache à la trouver, la provoquer, l’arracher.

« J’y suis, et, par votre faute, j’y souffre toutes les souffrances qu’un homme sensé est forcé d’endurer devant trop, trop de beauté (celle dont je parle, bien sûr ; il paraît qu’il y a aussi des cathédrales). Voici clos le Triangle des Ténèbres : New York — Lagos – Salvador de Bahia ; territoire dans lequel j’ai grande envie et hâte de mourir ». [8]

Territoire de la mort, c’est-à-dire de l’endroit où se confier aux énergies les plus féroces, la beauté en tant que telle est une épreuve, mais aussi, comme épreuve, espace d’émancipation des mondes, de libération des identités, de travail immense contre soi — ici, avec humour, objet d’un sacrifice — : il s’agira toujours de rejoindre la beauté, sa tâche, sa violence.

Deux lettres écrites, l’une à sa mère, l’autre à Michel Guy, au même moment — lors de la réaction de Quai Ouest, à New York, au printemps 1981 — disent cette tâche de la beauté à laquelle se voue Koltès en conscience.

« Je vois aussi de si belles choses, si invraisemblables de beauté, que j’espère avoir un jour assez de talent pour m’en approprier une parcelle ; si j’y arrivais, je pourrais être le plus grand écrivain de ma génération. Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience. » [9]

« Suis-je superficiel ? Bien sûr, et je vois bien que c’est le seul moyen d’aimer cet endroit. Alors je veux trahir momentanément la Sauvagerie et l’Occident (le vieux) en échange de tant d’inconséquente beauté ! » [10])

Dans cette expérience de la beauté — nocturne, mais lumineuse cette fois — se joue ainsi en condensé toute une manière de concevoir le rôle de l’écriture, de l’écrivain, du monde et du sens du récit, à savoir la place de tout cela relative à chacun, et surtout comme en gravitation autour d’une centralité fuyante et secrète : la beauté. Lointaine, la beauté est non seulement enclose dans des lieux du monde aux limites de l’expérience, mais elle est le lieu même du monde en son danger, qu’il faut approcher pour pouvoir en faire l’expérience radicale qui seule pourrait donner lieu à l’œuvre : zones excessives qui mettent en péril l’être qui l’approche, « voyage dont on ne revient pas intact ». [11]

Ainsi, la beauté n’est pas la qualité esthétique d’un objet, elle est sa propre expérience, une relation : ce que Koltès nomme une morale.

« Je crois que la seule morale qu’il nous reste, est la morale de la beauté. Et il ne nous reste justement que la beauté de la langue, la beauté en tant que telle. Sans la beauté, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Alors, préservons cette beauté, gardons cette beauté, même s’il lui arrive parfois de n’être pas morale. Mais je crois justement qu’il n’y a pas d’autre morale que la beauté. [12] »

Cette morale est cependant sans morale, une relation au monde dénué d’ontologie et de transcendance, sans autre jugement qu’esthétique, sans autre loi que celle qui donne mesure à la vie et à l’œuvre : une éthique. Cette éthique, Koltès l’éprouva tôt, dans l’épreuve de sa langue d’abord et de la réécriture, de l’appropriation de cette beauté donnée pour en redevenir maître, la parler en son nom. Quand il s’est agi de donner forme à cette beauté, le récit a pu fournir une structure capable de la porter et de l’emporter. Mais parce que ni le récit ni la beauté ne se réduisent à un système, une forme ou une structure, c’est dans la conjonction de ces deux exigences que s’est fondée une vie d’écriture, c’est-à-dire une vie portée à chercher dans la vie les énergies susceptibles de la raconter pour l’éprouver davantage.


[1Une part de ma vie, p. 66

[2Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 23.

[3Lettres, p. 304.

[4Lettres, p. 321.

[5Carnets, de Combat de nègre et de chiens, p. 125.

[6Lettres, p. 117.

[7Lettres, p. 314.

[8Lettres, p. 504.

[9Lettres, p. 442.

[10Lettres, p. 442-443.

[11Lettres, p. 297.

[12Une part de ma vie, p. 113.