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Koltès | Dictionnaire · RUSSIE

Une entrée

jeudi 21 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée Russie

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


RUSSIE

La Russie est d’abord une expérience littéraire, un pur imaginaire, de lecture et d’écriture. Lycéen, encouragé comme ses camardes par le Père Mambrino, enseignant d’anglais de Koltès, mais aussi professeur de lettres et cinéphile, il dévore la littérature russe : Tolstoï, Pouchkine, et surtout Dostoïevski. La première pièce qu’il écrit, en 1970, est l’adaptation d’un roman de Maxime Gorki, Enfance. Plus qu’une réécriture, Les Amertumes se présente plutôt comme un montage de scènes tirées du récit : le jeune dramaturge/metteur en scène remploie les mots mêmes de la traduction de G. Davydoff et de P. Pauliat, et cherche surtout à susciter des images sur le plateau. La Russie est une matière vivante. Elle l’est encore quand en 1973, il achève son cycle des adaptations par une réécriture de Crime et Châtiment de Dostoïevski. Après Gorki puis la Bible, cet écrivain est alors pour lui la littérature même.

Mais la Russie cessera bien vite d’être un pur espace littéraire. Le tout premier voyage qu’il fera, après la découverte furtive et fortuite de New York en 1968 (il n’y était que de passage, en qualité de moniteur de colonie de vacances), c’est à l’URSS qu’il le consacre, l’automne 1973. Ce voyage sera la matrice de tous ceux qui suivront : un voyage dans le voyage, un trajet plus intérieur que touristique.

En 1973, Moscou est un autre monde : autre régime, autre temps, l’URSS semble un pôle absolument étranger, et si désirable en cela pour Koltès. Le voyage sera bref : moins de deux mois — il fait suite à près d’un an de travail ininterrompu consacré à Récits morts, puis à son adaptation cinématographique, La Nuit perdue. Un an durant, Koltès a rêvé, planifié, organisé ce voyage qui est un soulagement après les difficultés avec le Théâtre du Quai. Puisqu’au voyage s’ajoute le sentiment de l’aventure, il choisit de faire le trajet de Metz à Moscou en voiture, avec son ami Alain Jeannenot au volant.

La traversée pour gagner l’URSS est en soi une expérience qui se suffit à elle-même. L’état approximatif des routes, les Polonais qui marchent sur les bords et traversent sans regarder, le manque de place dans les hôtels de Cracovie qui les oblige à dormir chez l’habitant, dans un kolkhoze, la panne d’électricité dans le restaurant, les accidents de circulation, et les pannes de moteur qui produisent les rencontres : tout éveille chez Koltès l’enthousiasme et l’étonnement, un dépaysement dans lequel s’aiguise une approche sensible de soi et du monde. L’expérience n’est pas sans rappeler celle relatée par Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde :

« Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. Certains pensent qu’ils font un voyage. En fait, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. » [1]

Devise qui pourrait être celle de Koltès, toutes ces années où les voyages le construiront en l’arrachant à ses racines pour mieux le libérer.

Le motif existe pourtant, il est puissant : ce sont les terres rugueuses de l’est, les routes couvertes de neige, les visages des paysans rencontrés par la grâce d’un heureux accident de circulation. À Oriol, Koltès voit « la ville de Tourgueniev », et visite « la Saint-Pétersbourg de Dostoïevki » [2], cette « ville où se passent les grands romans » [3] : ce qu’il visite est un paysage de littérature, comme si le roman devenait le référent premier du monde et que l’écriture rehaussait davantage cette réalité.

L’URSS est le lieu d’une double rencontre : la terre fruste et âpre racontée par Gorki ou Dostoïevski, mêlée au paysage du communisme réel incarné dans des terres et des visages, des villes dépouillées d’affiches publicitaires. La rencontre avec cette Russie, tout l’y a préparé les années précédentes : non pas seulement les romans, mais aussi la découverte du marxisme, initié en cela par Hubert Gignoux – et tout a pu l’y inciter, le voyage répondre à un appel intérieur d’autant plus profond qu’il fait se superposer le politique et l’esthétique. Dans Moscou le frappe le silence pesant des rues mêlé à une forme d’agitation, des bruits de voix dans les haut-parleurs « qui donnent en permanence une impression d’alerte et de guerre ». [4]

Au bout du voyage, il y a enfin la rencontre avec les œuvres de l’artiste Andreï Roublev au musée Anton-Tchekov de Moscou et des visages rencontrés de ces Russes : « Des gueules ! Comme on ne peut pas l’imaginer » [5] De l’inimaginable beauté des icônes peintes par le moine du xve s., à la rugosité des Russes croisés dans la rue, il y aurait comme une semblable expérience du visage qui sidère. Ces images sacrées le fascinent depuis toujours. L’une des icônes de Roublev était accrochée dans la chambre qu’il partageait avec son frère François, au-dessus de son lit d’enfant, à Metz. Le film éponyme de Tarkovski avait approfondi davantage un magnétisme spirituel et esthétique chez Koltès. Ce film pourrait être une synthèse admirable de tout ce qui attire Koltès dans ce pays-continent et dans cette civilisation : l’énigme de l’immanence, l’art comme sacrifice, l’Histoire du passé comme une allégorie du présent, et en tout, la Russie comme le territoire intérieur où la rédemption ne peut s’arracher qu’à condition de la douleur et de la faute à soi-même mystérieuse. La simple phrase — « j’ai vu les icônes de Roublev » — revient dans plusieurs autres cartes postales comme si elle suffisait à dire le prix obtenu du voyage, sa justification aussi, ce pour quoi sans le savoir il s’est rendu là.

Finalement, Koltès quitte Moscou pour regagner la France, via le nord, par la Finlande et la Suède, après avoir vu la Neva gelée « sous une lumière d’aube toute la journée : la plus belle fin possible pour la Russie » [6]. Pour lui, la fin paraît toujours liée à la beauté — et inversement —, puisqu’elles sont chacune la faveur de l’autre, la condition pour éterniser en soi l’expérience dans la tentation du silence qui l’achèvera comme une forme intérieure de l’exil.

« Ce pays donne l’envie de devenir muet et sourd. J’ai encore dans les yeux la longue route silencieuse de nuit à travers la Pologne, où les phares de la voiture éclairaient par à-coups la forme d’un cheval sur la route, ou un visage qui se retournait, ou des colonnes de dos tournés qui marchaient comme pour un exode. » [7]


[1Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Paris, Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, 2001 [1963], p. 12.

[2Lettres, p. 203

[3Lettres, p. 204

[4Lettres, p. 201

[5Lettres, p. 202

[6Lettres, p. 205

[7Lettres, p. 201