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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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tel un poing
dimanche 19 avril 2020

19 janvier 1918.De son propre gré, tel un poing, il se tourna et évita le monde.
Pas une goutte ne déborde et il n’y a pas de place pour une goutte de plus.
Le fait que notre tâche est tout juste aussi grande que notre vie
lui donne un semblant d’infinité.Kafka, Journal.
Grand-large (c’est le nom de l’endroit), un terrain vague vaguement posé ici pour rien, parce qu’il n’y avait pas d’autres lieux au monde où déposer ici le vague de ce terrain : au-delà, rien ; et en deçà non plus. Le niveau de la mer témoigne de ce rien devant lequel on est. Il y a des débris de verre parmi les embruns, les nuages. Quelque chose d’inutile et d’évident. Une part de notre monde ? Son signal faible. Sa persistance rétinienne comme quand on ferme les yeux et que la lumière continue, ou au théâtre, quand ils font le noir et que la vision se prolonge au-delà. C’est là.
On vient aussi parce qu’on s’est perdu et qu’on cherche les lieux où personne n’irait ni les flics. Une part de notre monde. Le luxe aberrant du large, de l’horizon dans ces jours qui en sont dépouillés.
Davantage qu’une part de notre monde : son antidote.
Rêve. Cette fois, aucune solitude, juste l’étouffement au milieu de la foule. On descend une grande avenue face au soleil : on ne voit rien, seulement les silhouettes qui entourent, cernent, jusqu’à manquer d’air.
Soudain, je tiens dans la main droite un long poignard (peut-être depuis le début), et pour le cacher (si on le voyait, que me ferait-on ?), je le plonge dans mon ventre.
Là, personne ne le trouverait ; personne.
Confinement qui ressemble de plus en plus à nos pires peurs : l’assentiment volontaire aux plus abjects des procédures de contrôle avec chantage à la mort de son prochain si on refuse le bio-pouvoir. L’expérimentation partout suit son cours. Et pour relancer l’économie (la leur) quels autres chantages (sur nous) ? On possède sur soi l’instrument de surveillance suprême : son propre corps. C’était la dernière limite : elle est franchie.
On m’envoie un questionnaire. Je dois répondre au sondage sur la vie telle qu’elle n’est pas. Ces gens qui documentent le vide, sans doute pour nous préparer les jours heureux qu’ils annoncent.
Le bonheur est une idée toujours neuve, et de plus en plus : les jours heureux seront leurs malheurs, c’est la promesse qu’on se fait à nous-mêmes, ces soirs.
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car il ne s’est encore rien passé
samedi 18 avril 2020

L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé.
Kafka, Journal
Le temps entre deux temps en musique existe : c’est le battement ? Ou le silence : le soupir. L’agonie — le contraire de la musique : la mort même, mais toujours dépassée, déposée, renversée. On est là. Au temps d’avant le renversement. Reste à cesser de le penser, plutôt l’organiser : en produire un qui ne serait pas le retour à la normale : le retour à la normale a produit ce monde qui parmi nous pèse. Ne plus jamais vivre comme avant devrait être l’injonction de chaque jour.
Faire preuve de patience : en attendant, ne pas attendre : « et qu’ils ne perdent rien pour attendre » [1]. Faire de la patience, cette lente impatience [2], moment d’avant ce qui va mordre. Les patients qui attendent, sur les lits, de respirer autrement qu’artificiellement sont la pure image de nous-mêmes, nos semblables, nos représentants à l’heure de la crise de toute représentation. Dans ce théâtre morbide, le plateau a remplacé le pic : sur le plateau se joue la tragédie en autant d’actes que d’êtres, et il est interdit de les voir : on regarde alors les courbes pour en approcher le destin.
Ciel laiteux, absurde, à peine couvert : inutile. On ne fait rien d’un ciel comme celui-là, qui filtre la lumière comme celle des églises, pour prouver que Dieu organise la masse des choses pour mieux la laisser voir [3], laisse en dehors du dedans de lui la plupart des couleurs pour n’en garder que celles que les vitraux décident. Dedans est l’espace du tri et de l’organisation, de l’exclusion, de la pureté, du confinement qui pourrit.
Rêve : cette fois, pas de hurlement, au contraire ; grande salle, comme un hangar, noir comme dans les yeux fermés, avec ces taches de lumières qui vont et viennent.
Silence immense, à part mes pas. Seulement, quand je m’arrête, le bruit de pas continue.
La terreur évidemment me réveille.
Deux heures hier, plongé mentalement dans le couvent de l’Annonciation de la rue Saint-Honoré au cœur de l’hiver 1792-1793. Tenter d’accrocher des lumières et des voix, des heures, l’espace : on ne possède plus que les discours, autant dire rien. Inventer l’histoire pour ces acteurs révolutionnaires, cela voulait surtout dire : fabriquer les façons de la dire. On en est là aussi, quand il faut écrire cette histoire. Le corps de Saint-Just a la tribune du couvent des Jacobins : est-ce qu’il se tient comme Ciceron ou comme Gérard Larcher ? Ce qu’il invente aussi, de son vivant, c’est le corps de sa mort : la mémoire qu’on aura de lui, mort, et qu’on inventera à partir de son oubli, de sa poussière.
Deux heures et ne rien écrire : la poussière est tenace quand il faut souffler sur elle pour mieux voir les ossements là-dessous, et arracher les cheveux et la chair et la mordre.
On n’est déjà plus pendant, on est avant : on le sait désormais. Avant que tout s’affermisse ou que tout s’efface, se renverse — il ne s’est rien passé que le chaos total qui a pris la forme d’un brutal arrêt de la machine : on réalise tous qu’elle ne fonctionnait que pour broyer. Être patient, c’est le contraire de voir comment tout va basculer : rien ne va basculer sans ployer de tout son corps sur cette machine. Alors il faudra beaucoup de corps, et ployer dans l’impatience de toutes ces patiences accumulées.
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être exclu du spectacle
vendredi 17 avril 2020

On lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne affectant la forme d’un segment. Avec le soleil, le monde entier regarde à l’intérieur. Cela le rend nerveux, le distrait de son travail et il se fâche de devoir, lui précisément, être exclu du spectacle.
Kafka, Journal, 9 janvier 1920
Il faudrait se taire. Même en soi. Toujours, dès qu’on garde le silence, quelque chose parle intérieurement de plus terriblement bavard encore. Dès qu’on garde le silence, c’est lui qui nous garde et on reste sous sa coupe : c’est comme les pensées juste avant de dormir : comme elles accablent. Peut-être qu’on dort simplement pour qu’elles s’effacent, ou qu’on ne soit plus en mesure de les entendre, qu’elles aillent massacrer d’autres.
Alors, il faudrait ne pas même garder le silence, le libérer plutôt, le donner en dehors de soi, s’en débarrasser une bonne fois pour toutes — même provisoirement —, ne plus avoir à faire avec ce silence plein des pensées éparses, simplement se taire et que se taise le monde, que tout ne soit que vibration, pas même, oui : rien : la nuit aussi a besoin de noir où s’évanouir pour être davantage nuit, assaut, hurlement de nuit.
Il faudrait être hurlements, dans son silence enfui. Pour ensuite mieux entendre et tenir langue et promesse.
Rêve : chambre vide avec matelas posé et café froid, cigarettes (je ne fume pas, mais elles me rassurent) très large fenêtre avec vue sur une foule immense qui me tourne le dos et crie des cris terribles.
Je ne sais pas pourquoi elle manifeste, mais j’entends chaque cri, malgré la distance : fatigue immense, alors je m’allonge, chaleur étouffante [4], être nu ne change rien et c’est soudain le soir : j’ai honte de n’avoir pas rejoint la foule.
Je lance des pierres sur la vitre qui se fend peu à peu, une pierre après l’autre, et quand je lance cette plus grosse pierre c’est le plancher qui s’affaisse et m’entraîne dans une chute sans fin et je crie et je me réveille dans le cri et ce n’est pas moi qui criais.
Sortir la nuit, hier, juste sur le seuil de la porte, pour entendre tout ce que le vent faisait au silence, à la fatigue, aux rêves de la nuit qui venait, allait emporter des rêves comme celui-là et tant d’autres de plus terrifiants que j’ai oubliés.
Je n’avais pas écouté les informations de la journée, le monde s’était peut-être abîmé quelque part où on ne le retrouverait plus.
Cette pensée était rassurante.
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ramper hors de la porcherie en ruine
jeudi 16 avril 2020

Nécessité de ne pas dépendre de la malchance mêlée de maladresses qui se traduit par le double traîneau, ma malle cassée, la table branlante, le mauvais éclairage, l’impossibilité d’obtenir le silence à l’hôtel l’après-midi, etc. Cela ne peut se faire en négligeant tous ces faits, ils ne peuvent pas être négligés, cela ne se peut que par l’apport de nouvelles forces. À cet égard, d’ailleurs, on peut avoir des surprises ; l’homme le plus désespéré est obligé de le reconnaître, l’expérience prouve que quelque chose peut sortir du rien, que le cocher avec ses chevaux peut ramper hors de la porcherie en ruine.
Kafka, Journal, décembre 2020
Abandonné, ignorant même d’avoir été abandonné : à traquer les images du monde, on trouve le monde à son image, toujours parfaitement ajusté à l’idée qu’on s’en fait et qui nous défait. Laissé là par négligence, ou précisément déposé là pour qu’un vienne et le prenne et l’emporte et qu’à lui revienne le secret qui s’y trouve. Rien de tout cela : peut-être simplement perdu, le monde ; j’étais pourtant sûr de l’avoir pris avec moi, j’ai dû l’oublier sur ce banc, ou ailleurs (se dira-t-il, en rentrant). Oui, le monde désormais tel qu’en lui même l’éternité le feuillette distraitement.
L’illusion que ces jours sont arrêtés : alors que les luttes ne cessent d’avoir des raisons de lutter, et plus que jamais ; alors qu’à chaque prise de parole ces jours semblent davantage et davantage encore comme le laboratoire des jours à venir. La Zoomification des esprits en marche. L’atomisation des solitudes comme processus de pacification. L’obsession hygiéniste ; les mots lancés déjà : efforts et sacrifices : les Unions Sacrées et les premières lignes dont l’Histoire nous a déjà raconté l’histoire et ses conséquences. L’illusion de la suspension quand tout au contraire se précipite, jusqu’au chantage du fait accompli. Rythme syncopé des jours.
C’est contre ces faux-raccord qu’on lutterait alors, et contre soi, sa propre suspension, le sentiment de la ritournelle ; inventer des spirales et des boucles qui ne reviennent jamais au même endroit, se déporter infiniment : tâcher de trouver les contretemps où qu’ils se trouvent, et pour cela les débusquer, ces lâches, même et surtout où ils ne se trouvent pas.
Dans l’hallucination collective de ces jours, évidemment personne ne le touche. D’ailleurs, il n’y a personne. Moi seulement, qui relève de ces jours et tout autant halluciné : alors qui ne le touche pas. Le vent se charge de tout comme toujours, et distraitement feuillette l’ouvrage pour mieux le rendre illisible. Image encore : parfaite et précise ; mais laquelle ?
Le soir, plongé jusqu’au cou et la noyade dans les minutes des premières séances de septembre, d’octobre 92 : théâtre permanent, mais sans le ridicule de nos jours. Peut-être qu’il l’est, ridicule, après coup : Marat sort une arme et la pose sur sa tempe en hurlant qu’on l’accuse de traitre et il tirera ; Danton qui dit qu’il va sortir des preuves et qui fait le geste toute une après-midi, de les sortir de sa poche (il n’avait rien) : Saint-Just qui se tait. Robespierre qui regarde. Théâtre : avec les rôles qu’on joue, les voix placées, les gestes ; oui, mais tout qui engage et la mort qu’on se donne pour de faux parce qu’on sait qu’on va l’infliger pour de vrai, jusqu’à soi-même et la poussière : concrète, comme la vérité. Laquelle ?
Rien à attendre la nuit du jour : et du jour, de la nuit. Provoquer l’une par l’autre seulement.
Allant et venant d’une page à l’autre, comme cherchant tel passage, et résolu de le trouver avant la fin des temps, se pressant, retournant en tous sens, arrachant la surface des choses pour mieux s’y plonger comme on s’enfonce dans la lecture en oubliant qu’on lit : ainsi le vent, sa lecture interrompue par les voitures des flics qui passent et repassent comme le vent sur le livre, la nuit sur le jour, avec autant d’efficacité et de sens.
C’est La dentelière d’Alençon, de ces récits populaires lu de tout le monde mais que personne ne connaît. J’apprends qu’il est dévoré partout et depuis toujours, que l’intrigue raconte l’histoire d’une jeune dentelière d’Alençon (ces romans populaires ont évidemment le génie des titres) sous Louis XIV, qui apprend la dentelle à Alençon (ces romans historiques sont d’une précision diabolique) et dont la vie court sur trois lourds volumes. J’imagine — sans rien pouvoir lire — que ce page turner est efficace, que la phrase est légère sous le poids des volumes. J’imagine et je ne peux faire que cela : ce n’est pas seulement une image du monde, mais une image de la littérature. Écrire dans les heures qu’on espère toujours cruciales, où tout se jouerait pour soi de la vie et de la mort comme au tribunal révolutionnaire : oui, comme si on y déposait toute sa vie en sacrifice, et toute sa mort rejetée à plus tard et mise à mort : livre qui ne sera lu que par le vent.
Cette image de la vanité console. Le vent laissait voir le ciel hier ; aujourd’hui, il fait venir les nuages ; demain la pluie. La fatalité possède la certitude des prédictions météorologiques. En levant la tête, on voit chaque jour venir, on ne sait simplement pas ce qu’on sera face à eux. On pressent qu’il nous faudrait une phrase, un mot, qui donnerait le change. On ne l’aura pas ; on fera sans. On sera peut-être plus léger le moment venu. Quand on se jettera dans le vide en silence et face au vent, on verra le sol plus rapidement.
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une nuit plus sombre qu’aucune ne fut jamais
mercredi 15 avril 2020

Il y a deux adversaires : le premier le presse par derrière depuis l’origine. Le deuxième l’empêche d’avancer. Il se bat avec les deux. À vrai dire, le premier le soutient dans son combat contre le deuxième, car il veut le pousser en avant, et de même, le deuxième le soutient dans son combat avec le premier, car il le refoule. Mais ce n’est ainsi qu’en théorie. Car il n’y a pas seulement les deux adversaires, il y a encore lui-même, et qui connaît ses intentions en vérité ? Quoi qu’il en soit, son rêve est de profiter d’un instant sans surveillance — il est vrai qu’il faut pour cela une nuit plus sombre qu’aucune ne fut jamais — pour se détacher de la ligne de combat et, en raison de son expérience de combattant, être érigée en arbitre dans le combat de ses adversaires entre eux.
Kafka, Journal, décembre 1920 15 avril 2020Arnaud Maïsetti/Journal
Sur le sol traînent les derniers restes du jour : on voudrait s’y allonger et, en faisant mine de le consoler, l’étrangler une fois pour toutes. On ne le fait pas : c’est le mystère. On a renoncé à céder à la folie. Ce n’est pas plus sage. Pas plus que d’écouter les injonctions paradoxales qu’adressent ces morceaux de réalité qui nous parviennent à la radio, ou dans le vent.
Tourner autour du mot vacarme hier, alors que je cherchais à entendre ce qui se disait dans les hurlements d’octobre 1792 : lui trouver des points de fuite : par la fenêtre ouverte de la Convention, on entendait la foule dehors : c’est cela qu’il faudrait écrire : non pas les bruits de la foule, ou ceux du dedans des débats, mais l’entrechoc des cris.
Enfin, je n’oublie pas qu’on est le 15 avril. On ne sait pas si c’est le 14 dans le soir, ou dans la nuit noire entre le 14 ou le 15, ou au petit matin du 15 qu’il est tombé, seul comme toujours, dans la chambre 205 du Jack’s Hôtel au 19 de l’avenue Stéphen-Pichon à Paris où je serai souvent passé, entre 2012 et 2013 cherchant à trouver la lumière qu’il aura vu lui aussi, ici, la densité et la rareté, dans ces endroits stériles de Paris, d’une laideur banale, atroce, contraire à tout ce qui avait pu l’emporter dans la vie, jusqu’à l’emporter, dans la nuit du lundi au mardi, ou à l’aube du mardi ou tard le soir du lundi, on n’en finira pas de chercher le jour où il est tombé et qu’il a crié à l’aide longtemps peut-être, et qu’il a renoncé sans doute, et qu’il a fermé les yeux, et qu’il a dû se dire : c’est peut-être comme cela que tout se termine, dans une chambre d’hôtel qui ressemble à celle-là, et que la lumière est faible et que le souffle est court et que la vie l’emporte. Avril 1986. Il y a 34 ans. Le monde occidental l’avait piétiné : il ne l’aura jamais convaincu. Jean Genet aura soixante-seize ans toujours désormais. Que la terre de العرائش face à la mer lui soit légère.
Dans le vent traine encore du vent : celui qui porte les mauvaises nouvelles. Ce qu’on devient ? Comment le savoir sans point d’appui, au lointain — le onze mai n’est même un avenir, à peine une date. Je ne me résous pas à effacer les rendez-vous prévus, comme une vie fantôme qui a même cessé de gratter le membre amputé. La force de cette contre-vie : être au présent continu, dans les cris, les larmes, les joies sidérantes du jour le jour sans répit, voir grandir de ses yeux ce qui grandit, une plante, des êtres, les vagues le soir, la lumière chaque seconde. S’absenter de tout le reste, même et surtout de soi.
J’ai marché mentalement le long de la rue Saint-Honoré hier soir ; dans ce quartier Saint-Roch que je connaissais autrefois si bien, je n’avais jamais eu l’idée d’aller voir de près le 398 rue Saint-Honoré — jadis 366 —, d’aller aux feuillants, de voir ce qu’ils ont fait du 222 rue du Faubourg Saint-Honoré (un marché) : voir ce qu’ils ont fait de toutes ces rues, des magasins de fringues et de montres. Robespierre aura fait toute la Révolution au-dessus d’un magasin de prêt-à-porter de l’enseigne Emilio Pucci, et il ne le savait pas. Sur Google Street View, au 1er rue Gaillon, devant l’hôtel des États-Unis aujourd’hui détruit, et transformé évidemment en banque de l’autre côté de l’avenue de l’Opéra qui était une butte idéale pour les barricades — et qu’on a rasé pour cette raison-là — un type aux lunettes noires devant son taxi attend peut-être encore Saint-Just qui ne descendra plus.
Les 15 avril sont ainsi faits pour reposer : dans une chambre de l’hôpital Laennec, est-ce qu’il pense que c’est ce jour là où Genet le soir (le matin) est tombé ? Non, bien sûr : il ne pense plus, dans le sommeil plus profond que le sommeil où on l’a plongé, il n’attend même pas, il a fermé les yeux depuis plusieurs jours déjà qu’il ne saura plus les ouvrir. Le vendredi soir, sa mère quitte la chambre pour la première fois depuis une semaine ; il fallait peut-être qu’elle parte ? L’amie seule veillera : et puis que dire ? On est le matin du 15 avril 1989. Il y a 31 ans. La seule morale qu’il nous laisse est une morale de la beauté. Bernard-Marie Koltès aura 41 ans maintenant quoiqu’il advienne des siècles. Que la terre du cimetière Montmartre adossé aux murs d’enceinte qui le sépare de Paris lui soit légère.
Il fait encore froid, et davantage quand ces soirs on pense aux jours perdus et dans la solitude où les cris ont cessé, on se retrouve plus seul encore. L’important comme toujours sera de faire quelque chose de ce qu’ils ont faits de nous.
Notre-Dame brûlait il y a un an : pierres dérisoires en regard de ce qui brûle chaque jour dans les crématoriums du monde. Pas comparable ? Il faut tout comparer, surtout à l’aune des corps, de leur désir de vivre arraché.
La branche la plus orientale au-dessus du toit est morte. Elle dresse encore quelque chose en travers du ciel et d’elle-même, semble plus à même de déchirer le ciel que les feuilles qui la ceignent. La blessure qu’elle ferait serait belle, elle justifierait la pluie, celle qui vient bientôt, ce soir, car si toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie, alors nous aurons quelque raison de désespérer qui nous rendront plus vifs encore d’être la branche indomptée, dressant encore sa rage de vivre depuis sa mort.
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si bien que tu dois travailler comme un fou
mardi 14 avril 2020

Ce n’est pas que tu sois enseveli dans la mine que des masses de pierre te séparent, faible individu que tu es, du monde et de sa lumière ; tu es dehors, et tu veux pénétrer jusqu’à celui qui est enseveli, et tu es impuissant en face des pierres, et le monde et sa lumière te rendent plus impuissant encore. Et à chaque instant celui que tu veux sauver étouffe, si bien que tu dois travailler comme un fou, et il n’étouffera jamais, si bien qu’il ne te sera jamais permis de t’arrêter.
Kafka, Journal, décembre 1920 Vers le soir, l’impuissance qui grandit tout le jour s’impose soudain, large et grave, insoutenable, précise. On n’y peut rien, disent-ils : et c’est vrai que la maladie n’appartient à aucun camp constitué dans la lutte. Elle est prétexte à tout effacer de toute lutte. Et pourtant ?
Restez chez vous : disent-ils. Mais allez travailler, ajoutent-ils. Puis, non. Puis : bientôt. Puis, pas encore. De part et d’autre, rien que le pire. Enfermés, souffrent ceux qui souffrent déjà tant — dans la promiscuité, le nombre est violence, comme la solitude. Mais lâchés dehors, on est proie facile de la maladie toute prête à revenir. Alors, le pire, de part et d’autre. Je lis les avis qui ne cessent de s’écrire d’un côté et de l’autre de la ligne de partage, dont les radicalités me convainquent, à tour de rôle, jusqu’à ce que je ferme l’écran d’épuisement.
C’est peut-être à cela que la nation apprenante s’attèle : nous rendre dociles et incertains.
On sait les intérêts partout présents : que la machine doit reprendre, quoiqu’il en coûte, que le nouvel ordre est surtout comme l’ancien, celui-là qui regarde avec plus d’inquiétude tomber la courbe de la croissance à mesure que l’autre courbe continue de monter, jusqu’à quels ciels ? On sait les intérêts travailler hors tout confinement : ils ont leurs propres intérêts qui ne sont pas les nôtres.
Printemps 1922, Kafka raconte son agonie, lentement, précisément, sans affect, non sans distance. Il a la force le 7 mars d’arracher à la douleur : « la soirée d’hier, la pire de toutes, comme si tout était fini ». Le plus terrible est qu’il écrive longuement de nouveau le 9 mars. D’avoir connu la fin et de l’envisager depuis l’après. Le 16 mars, deviendra insupportable « la peur des rats qui me déchirent et que mes yeux multiplient ». On ne sait pas s’il décrit ce qu’il éprouve, ou si ce sont des pistes pour des récits à venir. On se doute quand même.
La lumière est terriblement pure aujourd’hui. Ils annoncent de la pluie pour toute la semaine jusqu’à la fin possible de toutes les prévisions. Au-delà, le retour du ciel : mais ce n’est qu’un pari sur l’avenir improbable.
En échange de toute la fatigue, se jeter comme un damné sur le texte, quand il fait très nuit, que la fatigue est plus grande que le monde : y passer une demi-heure seulement, arracher douze lignes, s’effondrer.
Je ne peux écouter de la musique qu’en boucle, et cent fois ; de la musique répétitive, très forte, jusqu’à pénétrer en elle et m’y confondre et m’y abolir.
Il y a des habitudes qu’on prend et dont il sera difficile de se défaire. Par exemple : les visages, est-ce qu’on saura les regarder de nouveau ? Non.
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la seule souffrance que tu puisses éviter
lundi 13 avril 2020

22 février 1918.
La contemplation et l’activité ont leur vérité apparente ; mais seule l’activité qui émane de la contemplation ou plutôt, qui y retourne, est la vérité.
Tu peux t’abstenir des souffrances du monde, tu es libre de le faire et cela répond à ta nature ; mais cette abstention est peut-être précisément la seule souffrance que tu puisses éviter.
Kafka, Journal 13 avrilArnaud Maïsetti/Journal
Rien à attendre du ciel, et tout du vent. Il n’y a pas de volonté dans la cause sans effet — il y a dans l’existence des feuilles celle du sol qui va les recevoir ? Incapable de travailler hier soir, à cause de ce mal au crâne qui fore loin dans les jours passés, à venir. Seulement essayer de regarder sur l’écran les images d’un film (pas le film) : trouver le secret des plans qui se donnent naissance, en se tuant.
Dans le journal de Kafka, cette pensée cruelle à chaque fois que la Création est sans cesse recommencée et que le temps est immobile : que la Création est création de l’immobilité. Que la Chute est accident de l’Histoire qui n’en change pas fondamentalement le cours. Que fabriquer du temps — écrire, désirer, lutter — c’est combattre contre lui et s’est être détruit doublement par lui : dans la vanité et dans la mort. Et que cela n’empêche pas la lutte, le désir et l’écriture : au contraire, que cela appelle tout ce qui viendrait en travers de la route, quand bien même est-ce en pure perte. Que dans la perte réside la faculté de vivre.
Le sens perdu de ces jours se trouve peut-être dans une perte plus grande qui est le sens inventé par d’autres jours.
Dans l’automne 1792. Longuement pensé à la question du sacrifice. Les cadavres de Septembre arrachés aux prisons et lancés dans le vide : des sacrifices ? Mais le sacrifice est ce qu’on offre de soi aux Dieux, et ce qu’on a de plus précieux. Ceux de la Place du Carrousel, au printemps 93 jusqu’à l’été brûlant de 94 : sacrifice ? Ou au contraire. Ce dont on s’arrache et qui nous constituait jusqu’alors pour pouvoir aller, dans le destin : et pourtant, ces morts donnés par centaines, rien qui ne les justifie en personne. Seulement voilà, on donne à la mort ce qui nous permet de vivre. On ne le donne cette fois pas aux dieux, mais à l’histoire immanente. On s’en délivre. Surtout, si le sacrifice fabrique le lien entre soi et ce qui nous dépasse, alors la Terreur, c’est trancher ce lien.
Dans la nuit, ces idées sont si transparentes, si claires ; elles s’enfuient au matin — il faut les arracher au vol, les piéger. Fabriquer un livre comme un piège ; comme ce qui me piège dans mes propres pensées.
Au matin, oui, rien que de la fuite, l’oubli : l’effacement qui s’échappe avec le reste sous la douche brûlante.
Ciel couvert : mais par moments, par espaces, par hasard ? Le temps fait défaut.
Ce soir, tout le monde attend que le Pouvoir nous parle : pour dire que tout continuera de ce qui s’est arrêté, et alors ? La maladie est entrée dans la vie, elle partira quand elle aura fait son office. L’événement historique de notre temps serait l’attente d’une part, l’énergie du désespoir dans les salles de réanimation, la patience de part et d’autre : être patients est le sort et le mot de ceux qui sont bien portants ou malades. On en est rendu à des banalités d’usage sur le sens des mots.
Reviendra le moment où les retourner : faire de la lente impatience le rapide assaut ? On ne sera pas démuni de colère et d’armes lentement (patiemment) aiguisées.
Ce qu’on partage : ce qui ne se partage pas (la solitude). Dans ces lignes de partage, s’invente l’espace politique non pas neuf, mais révélé à lui-même. Le pouvoir ne peut fabriquer pour se défendre que de l’isolement : et la distanciation sociale ne produit bizarrement qu’une masse compacte. Faire de ce qui nous est commun une force traversée de nos solitudes, ce n’est pas seulement la tâche qui vient, mais le moment présent. Le ciel nous en est témoin : et personne ne témoignera pour lui.
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mais le chemin mène aussi à ce lointain
dimanche 12 avril 2020

12 novembre 1917. — Longtemps au lit, défense.(21) Aussi solidement que la main tient la pierre. Mais elle ne la tient solidement que pour la rejeter d’autant plus loin. Mais le chemin mène aussi à ce lointain.
(22) Tu es la tâche. Pas un élève à la ronde.
(23) Le vrai adversaire fait passer en toi u courage immense.
(24) Comprendre cette chance : le sol sur lequel tu te tiens ne peut pas être plus grand que ce qu’en couvrent tes deux pieds.Kafka, Journal [5] Les navires de guerre croisent au large de Marseille. On aura au moins tout tenté pour mener la bataille contre la maladie. Les affiches électorales pâlissent ; les rues semblent oublier qu’elles existent. Le soleil s’efface plus lentement le soir. La nuit pourrait ne pas tomber : quand elle le fait, c’est par hasard, entre deux respirations. Le moment sera seulement ce qu’on en fera, après — si on continue comme avant, ou si tout changera. Il s’agira de choisir ce qu’on oubliera : du passé, ou du présent.
Hier soir, Bérénice de Grüber sur l’écran ; la lenteur majestueuse, la droiture, l’affrontement yeux clairs. « D’un inutile amour trop constante victime,/ Heureux, dans mes malheurs, d’en avoir pu sans crime/ Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,/ Je pars plus amoureux que je ne le fus jamais. » La voix qui dirait les mots de l’amour dans le désespoir ne parle qu’au nom du désespoir, pas de l’amour.
Les rorquals dans la mer ne savent pas qu’ils sont dans une mer : ils sont au monde parmi elle, et la lumière qui les frôle est la seule qui existe pour toujours. Quand un rorqual meurt, il s’enterre seul dans la vase qui se soulève et repose sur lui : il n’y a ni silence ni hurlement, seulement des vagues de moins à la surface.
On envisagera peut-être à l’avenir une étude randomisée de cette vie avec répartition aléatoire à double insu : pour la prouver ; ou l’infirmer. En attendant, on prend le risque de dire qu’elle est autour de nous et en nous, qu’elle est ce qu’on en fait, et les choix (ceux qu’on fait et ceux qu’on ne fait pas) l’exécute un pas après l’autre. Marcher, c’est s’empêcher de tomber au dernier moment. Il y a des moments plus derniers que d’autres.
La lecture des courbes aussi donne la tentation d’appliquer sur toutes choses la pureté fatale de la ligne qui s’étend, remonte et descend, s’échappe. La courbe se heurte toujours au blanc en aval qui la happe, l’appelle, la résout.
Septembre 1792. Trois heures hier pour basculer. Il me fallait la phrase du Roi pour achever. Traversant le jardin des Tuileries au milieu de la nuit au moment du soulèvement des Sections, cette nuit du Dix Août, il lâche : les feuilles tombent vite cette année. La chute de l’histoire est tout entière dans celle des arbres qui préfigurent les visages tranchés. Les arbres se sont couverts de feuilles ce mois : on aura manqué cela aussi. On ne manquera pas la chute des feuilles, et tant mieux si l’automne tombera en été.
Un grand désir de silence : que tous se taisent, dans les radios, dans les tribunes de presse, partout. Qu’on s’offre une journée pleine de silence.
Qu’est-ce que vous ferez après ? La question partout présente. Le plus sûr : aucun retour à leur normale n’est souhaitable. Ce qu’on fera après ne sera pas différent de ce qu’on s’efforçait de faire avant : changer le maintenant.
Autre question : vous saurez encore conduire, après ? Est-ce qu’on saura regarder les visages, et aller sans autorisation, et parler d’ailleurs et d’autres choses, et ne plus éprouver de la peur en pensant aux amis, de la colère en entendant les représentants, de la honte en les écoutant ?
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devant de plus faibles encore
samedi 11 avril 2020

Avec la lumière la plus puissante, on peut dissoudre le monde. Devant des yeux faibles, il prend de la consistance, devant de plus faibles encore, il lui pousse des poings, devant de plus faibles encore, il devient pudibond et fracasse celui qui ose le regarder.Kafka, Journal
L’appel du large est plein de ce silence mort qui règne dans la chambre de l’agonisant : c’est le propre des règnes, celui des agonisants et des chambres — d’être confondu dans le silence comme on retient les pensées pour ne pas qu’elle saccage les plus beaux souvenirs. On est dans la chambre de l’agonisant, celle du souverain, du silence plein de pensées qu’on ne retient pas longtemps.
Devant le large, la solitude trouve de quoi s’échapper. Devant le large, rien qui ne résiste à soi-même. Tous les matins depuis trois jours, se réveiller avec l’impression d’avoir été roué de coups. Ce doit être le rêve : mais aucun souvenir. Ou alors ce qui précède le rêve : mais trop de souvenir pour en dégager un. La raideur dans la nuque me donne l’impression de ne pas être dans le prolongement de mon corps. Cette idée est rassurante.
D’avoir un corps : c’est par exemple sortir, voir le large, puisque j’en ai l’insolent luxe. Chercher des yeux New York ou Tanger, simplement en jetant les yeux par-là, et que le vent d’ouest l’emporte : tant que ce n’est pas au paradis.
Sortir avec l’impression de défier des lois [6] ou de participer à l’effort de contre-guérilla bactériologique (les insultes des voitures en passant à ma hauteur) : quelle époque.
Chaque jour préfigure ce que sera le suivant — mais chaque jour répétant le précédent entame de la force au lieu de nous jeter au-devant de lui, et par-delà nous ; on est dans ces jours comme en perte de vitesse.
Des géraniums poussent entre les pavés de Paris (je l’ai lu), et la fauvette au col noir chante passé dix heures le matin : la jungle envoie aux avants-postes de timides éclaireurs.
Les appels à se cultiver continuent de donner la nausée. Puisque toutes les structures de la société se dévoilent, que les masques tombent puisque les masques manquent, l’art n’a jamais autant ressemblé autant à de la culture : celle qui exclut et divertit (détourne), celle qui se consomme jusqu’à plus soif, qui se capitalise, qui donne envie de seulement brûler la bibliothèque d’Alexandrie (oui, on perdra les livres, pas les forces essentielles qui s’y trouvent et qu’on retrouvera bien, ailleurs, plus tard, autrement : et sinon, c’est qu’elles n’étaient pas si essentielles).
Le directeur du festival d’Avignon a pris la parole pour appeler à négliger la pandémie « et vivre quelques jours de fièvre au cœur du gai savoir. » Le goût de la métaphore côtoie celui de l’indécence. On était habitué. On en reste blessé. D’Avignon, on savait la forteresse largement imperméable à la vie, on ne la pensait pas si détestable dans sa Gloire d’être, si pleine de morgue, indifférente à l’égard du monde. Ici encore et comme toujours depuis un mois : les visages se dévoilent pleinement.
Tant de laideur donc finira par donner corps à ce monde ? Ou par l’alourdir tellement qu’il tombera sous son propre poids ridicule et abject ? Au large, respirer ce qui n’est ni laid ni beau, simplement là. Il n’y a pas de culture à défendre ou de programme apprenant ; il n’y a pas d’appel à la guerre. Il y a la pensée qu’en prison les douches collectives et les promenades ne sont accompagnées d’aucune mesure barrière ; il y a la pensée que les plus fragiles sont plus fragilisés : et que le monde reproduit sa violence à l’échelle de la séquence, et qu’elle est violente et cruelle. Qu’elle est injuste comme depuis le début de l’histoire : parce qu’elle reproduit sa propre justice. Regarder la mer ne lave de rien, ne console ni soulage : regarder la mer fait venir les pensées dans le désordre qui répartit la violence pleinement en soi. Fermer les yeux : les ouvrir dans une seconde pour la décharge. Maintenant.
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et ce n’est que de là qu’il peut être condamné et détruit.
vendredi 10 avril 2020

Vivre signifie : être au milieu de la vie ; voir la vie avec le regard dans lequel je l’ai créée.
Le monde ne peut être regardé comme bon que du lieu où il a été créé, car ce n’est que là qu’il a été dit : « Et voici, il était bon », et ce n’est que de là qu’il peut être condamné et détruit.Kafka, Journal
Ce qui tient du dedans et du dehors, de l’avant et de l’après, de nous et des autres, du silence et du vacarme (à heure autorisée), de l’activité physique et de la simple ressaisie de soi, de la vie et de l’agonie, de la société et des solitudes éparses et écrasées : tient surtout à des seuils. On les franchit comme on le peut, et en tous sens. Le monde organisé dans son ordre féroce voudrait tenir tout cela dans des écarts radicaux, distinguant toutes choses par son contraire et attribuant à chaque pôle le bien et le mal, la responsabilité et la culpabilité. On essaie seulement de passer.
C’est comme entre le sommeil et la veille : il n’y a que des rêves plus ou moins éveillés, de la fatigue que le compost rance de l’époque transforme lentement et sûrement en rage froide, qui se chauffe peu à peu jusqu’à l’incandescence fatale.
J’écoute ce soir Agar et Agar jusqu’à ne plus pouvoir penser autrement qu’en loupes de musiques repliées sur elle-même avant d’imploser. Ce qui tient de ce monde et de la haine qu’on lui voue ne sont plus séparables.
Vivre signifie : rien. (C’est la phrase littérale de Shakespeare : non pas « qui n’a aucun sens », mais : « signifying : nothing »). Et que cela ne nous dédouane de rien. Au contraire : phrase qui exige qu’on remplisse ce rien pour qu’on lui donne forme, et contours plutôt que contenu : sachant bien que la poussière est au bout, et l’oubli et tant mieux. Mais en passant : passer, faire du passage hors souci de laisser trace mais emportement et allure.
On brûle les cadavres dans la plus stricte intimité partout dans le monde : quand on en a le luxe. Sinon on les jette dans la terre une main sur la bouche, et ce n’est pas pour retenir les cris — mais pour s’empêcher de mourir à son tour.
Cinq cents milliards : c’est le nouveau chiffre dans la rubrique économique, celle qui parle relance comme on crache sur nous. La politique serait devenue l’art de fabriquer des faux en écriture. Même pas. Ça l’a toujours été, seulement, maintenant, pratique qui se réclame œuvre de salut public.
S’agissant de salut public : ai passé une nuit entière dans les tractations du Grand Comité de l’An II : ces jeunes gens n’exerçaient pas un droit de vie et de mort sur leurs semblables, mais sur nous. C’est cela qu’il me faudrait écrire (mais oui : comme il faudrait en finir avec les il faudrait).
Il y a ces phrases de Saint-Just sur la guerre : « Il n’y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et il n’y a que ceux qui sont puissants qui en profitent ». Puisque nous sommes en guerre, je pense à ceux qui sont dans la bataille (qui les perdent aussi à force de les gagner : satané charge virale) — et à ceux qui tâchent d’en profiter : aux coups à réserver pour ceux qui agissent déjà dans le coup d’après. Hier, une seule révolution de soleil et deux mille cadavres dans New York.
Le plus bouleversant dans le journal de Kafka : qu’il est l’antidote à toutes les Nations Apprenantes de la terre, à commencer par celle-là. C’est à désapprendre qu’on passerait notre vie après tout. Non, pas après : désormais.
[1] « et qu’il n’y a pas d’action de renversement sans une organisation de renversement », les mots de Frédéric Lordon, ce matin.
[2] Titre de la bouleversante vie écrite de Daniel Bensaïd.
[3] Sur le seuil, il y aura toujours un chien qu’on garde en lui laissant croire qu’il nous garde.
[4] Il allait falloir peut-être un jour se raser.
[5] Cet automne 1917, Kafka note dans son journal une série d’aphorismes qu’il numérote et recopiera, sans presque rien réécrire, en 1920.
[6] est-ce l’impression qui est ridicule, ou la menace ?







































