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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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ne plus vivre
lundi 14 janvier 2019
Ce fut si beau que j’aurais voulu ne plus vivre. G. Bataille, Le Bleu du ciel
M83, You Appearing
Dans la violence triste de l’époque, les joies qui traversent éblouissent et ravagent. Face au coucher de soleil dans le vent, on reste aussi pour la douleur, et la beauté qui renverse, devant quoi on est seulement soi-même, et seul. Ce n’est pas une image.
Chercher violemment des antidotes ne soigne pas la tristesse, ne recouvre pas la violence, plutôt au contraire : il ne faudra rien oublier de ces jours. Il y a dans les rêves, ces dernières nuits, des terreurs qui sont des joies sans fin parce qu’on les traverse ; il y a dans ce monde qu’on dit réel, des laideurs qui insultent mais ne laissent au moins pas le choix : on est contraint de récuser ce monde en bloc. Il y a des complots, comme des désirs – non, pas "comme" –, qui travaillent aussi contre le monde, au corps à corps.
Sur le pont du bateau vers Porto-Vecchio, les pensées face au vent étaient celles-là, je ne les ai pas écrites : il n’en reste rien, que ce désir de l’écrire, et sous ce mot de désir, le désir seulement d’en relancer le désir.
Sous ce ciel-là de la Corse, sur cette terre-là, devant les bêtes sauvages et domestiquées d’ici, on pourrait appartenir. On sort devant moi, depuis des petites boites en fer, quelques vieilles photographies qui portent mon visage, mais de centenaires ; corps d’où je suis issu, sans doute. Je regarde par la fenêtre le froid qui tombe, les pensées s’échappent, franchissent la mer elles aussi.
Finalement, la colère est la seule attitude saine de ces jours – avec le désir (qui est l’autre versant). On s’abat contre les corps pour chercher ce qu’on ignore de soi, et qu’on trouve sur la peau. La surface de soi-même, c’est tout ce qu’on possède pour opposer aux coups de matraques. On l’offre aussi aux lèvres.
Ce matin, je regarde des images de film de Rohmer, cherchant à percer le secret de ce désir-là ; les nouvelles tombent (toutes aussi abjectes). Il n’y a pas d’antidote contre ce monde, seulement des pulsions de vie, des déchirures, d’autres corps à corps. Mettre à mort tout ce réel stérile dans la vie arrachée à cette vie.
Le soleil tombera sur ces jours ; cette nuit-là, on cherchera nos corps sous les draps du monde neuf.
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cendres du soleil
lundi 7 janvier 2019
Et je sais que l’amour, qui ne compte plus à ce point que sur lui-même, ne se reprend pas, et que mon amour pour toi renaît des cendres du soleil. Aussi, chaque fois qu’une association d’idée traîtreusement te ramène en ce point où, pour toi, toute espérance un jour s’est reniée, et du plus haut que tu te tiennes alors, menace de te précipiter à nouveau dans le gouffre.
André Breton, Arcane 17 (1944)
Flavien Berger
Contre-Temps
Puisqu’on a enterré les dieux et les hommes qui les ont enterrés, il ne resterait plus que des signes auxquels croire comme à la terre jetée sur les dieux, et dans leur bouche désormais, ou comme à un grand ciel vide à travers lequel passent des oiseaux migrateurs pour chercher le lieu (et la formule) où cesser de migrer, et faire ici la terre provisoire de leur soif.
C’est la leçon de ces jours, les signes qu’on reçoit, il ne s’agit même pas d’y croire ou de les voir, seulement de les accepter, et d’en faire une autre peau sur les peaux mortes qui sont nos corps.
Des signes, donc : ceux qu’on trouve et qu’on ramasse, ceux qu’on lit sur les murs, ceux qu’on devine dans le destin qui n’existe plus, ceux qu’on apprend à reconnaître comme le visage d’un mort, ceux qu’on espère et qu’on n’attend plus, ceux qui arrivent, ceux qui sont là, et là, et là aussi, ceux qui s’embrassent comme des enfants dans un bus, ceux qui s’éteignent, ceux qui tombent dans la mer pour rien, ceux qui portent en eux la blessure, et ceux qui la délivrent.
C’est une carte qui ne porte aucun nom de ville, pas de direction : une carte à jouer qu’on retourne et qui révèle ce qu’on savait déjà : un trois de trèfle.
La mer qui mord comme sur la peau des choses le désir est une autre leçon : il faut épouser son mouvement.
J’épouse son mouvement.
Que restait-il à vivre ? (C’était la question). Il n’y avait peut-être pas d’autres réponses que le jour où comme des ponts enjambent l’année, un fils suivait l’autre.
Des signes par milliers depuis.
De l’autre côté de ce monde, d’autres vies que la mienne, qui sont aussi la mienne.
« Pour moi la seule évidence au monde est commandée par le rapport spontané, extra-lucide, insolent qui s’établit, dans certaines conditions, entre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter. » [1]
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des portes sans battants
samedi 5 janvier 2019
Dimension qui distend, qui augmente, qui en largeur s’étend, m’étend. Qu’est-ce qui arrive, qui dérive, musique qui me bague, qui me baigne. La tête pleine d’aubes, j’avance poussant des portes sans battants.
Plus de lassitude. Arc-en-ciel de merveilles. C’es si beau le renouveau : le matin pense de partout. Est-ce possible ? Est-ce vrai ? Le mal, l’inquiétant, l’interminable mal, une nappe, une invisible nappe l’a fait disparaître.
Félicité ! Je n’ai plus à descendre.
Arrivée, une nouvelle arrivée. Le fleuve des arrivées s’écoule. Il n’y a plus que des arrivées.Michaux, "IX. Lieux, moments, traversées du temps" (Moments, 1973) Dominique A, Pour la peau (session acoustique, Le Cargo)
On ne sait jamais si on se trouve devant la fin ou le début : et je ne parle pas de la mer. Je parle de ce qui l’entoure, le vent, les hommes qui nous gouvernent, les amours. Je parle de ce qui est entre le vent et les amours, quand l’un emporte les autres, ou quand les autres l’entravent.
Mais je parle aussi de la mer, cette chose du monde qui nous fait penser à tout ce qui n’est pas elle, et qui nomme l’exact sentiment de l’incertitude devant la fin ou le début.
Devant la fin, on sait qu’on doit regretter et pleurer, et trouver les mots justes ; devant le début, on ne sait rien, on désire seulement, et que les routes s’ouvrent. Devant ce qui tient de la fin et du début, on est seulement un regard face à toi, et qui n’ose même pas demander, qui regarde, qui n’attend pas, qui se tient dans le présent étale des secondes qui valent cette peine d’être un homme.
La mer ne sait rien d’elle ; elle croit avancer de toute sa force, elle croit déborder, elle pense être la masse vivante de toutes choses. Si elle savait qu’elle était immobile, remuante, irrespirable : est-ce qu’elle n’essaierait pas de fuir elle aussi ?
Dans ce café où je ne suis pas, des hommes disent les poèmes déchirants qu’on ne peut dire qu’un samedi soir après le huitième verre, et que tu me manques, et que je voudrais le dire ici aussi, ils disent ça, où je ne suis pas – et pour moi aussi ? je crois en cela – ; et quelqu’un enregistrerait toutes ces solitudes en pleurant un peu, à la volée, pour le contraire de l’archive et du vol, mais pour le don aussi, pour relever de ce temps et de ce lieu, et partager la solitude entre ses amants.
Quand le soleil tombe, quelque chose commence qui ne finira pas : c’est chaque jour, le soir. Il y a une leçon. Les hommes qui nous gouvernent pensent à gérer ce qui existe. Je pense plutôt aux gouffres qui séparent la fin du début, aux gouffres en lesquels je suis entièrement, et aux gouffres où je ne suis pas (les nuits qu’il faudrait dormir d’un bout à l’autre auprès de ses propres rêves, de ses désirs mêmes), je pense à l’homme dans le café qui voudrait dire d’autres mots qu’il n’a pas, et pas seulement l’amour, mais l’amour aussi, et je ne les ai pas non plus, mais je les dépose ici, sûr que personne ne saura les lire, et les emporter.
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les aubes pas encore mortes
mardi 1er janvier 2019
« Jukes demeurait indifférent, insensibilisé, l’on eût dit, par la violence du cyclone, conscient uniquement de l’inanité de tout effort, de tout geste. Il tenait pour absorbante suffisamment l’occupation de préserver, de cuirasser son cœur tout gonflé de jeunesse, et éprouvait une répugnance invincible en face de toute autre forme d’activité. Ce n’était pas de l’épouvante, il le reconnaissait à ceci que, tout persuadé de ne plus voir la prochaine aube, cette idée pourtant le laissait très calme. »Joseph Conrad, Typhon Molly Nilsson, Never Oclock
Que ce monde finisse - c’est toujours la même pensée, le dernier jour du dernier mois : l’arbitraire des calendriers a cet avantage au moins : il libère ces pensées rageuses de la fin –, et cette année, avec plus de rage encore, de précision : que tout finisse, pour que tout commence ? Que tout finisse d’abord, et que tout commence enfin ? encore ? Ou que le commencement précède la fin ? Peu importe l’ordre réel des choses : la nuit tombe.
Dans le parc, des vieillards parlent de la pluie et du beau temps comme s’ils vivaient encore, comme s’ils étaient sur le point de commencer à vivre.
J’écoute beaucoup de musique ces derniers jours pour garder le silence. Je lis Madame Bovary les larmes aux yeux – une émotion neuve ; un corps neuf ; des désirs neufs : est-ce le début ou la fin ? Je multiplie les questions [2] comme les parenthèses (pour m’y réfugier comme dans de la musique) parce que je sais les réponses, et le temps qu’il faudra pour les dire.
Les vieillards s’éloignent, au passage, j’entends les mots retenue à la source : je sais bien qu’ils ne parlent pas de fleuve sauvage, de courant maintenu par des barrières rocheuses : je sais bien. Ils se tiennent la main. Ils tournent le dos au soleil qui s’effondre. Et moi je lui fais face longtemps jusqu’à vouloir me brûler les yeux pour mieux le voir encore.
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solstice de l’aube
vendredi 21 décembre 2018
A l’aube être réveillée / Par une joie qui t’étouffe / Et voir derrière un hublot / Ondoyer la vague verte, / Ou par un grand vent sur le pont, / Emmitouflés de fourrure, / Écouter vibrer les soutes / Et ne penser à rien d’autre, / Mais pressentant la rencontre / Avec ma nouvelle étoile, / D’heure en heure rajeunir / Sous le fouet d’embruns salés. Anna Akhmatova
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Martin Rev, Secret Teardrops
À vingt-trois heures vingt-trois, ce soir, on aura donc basculé : encore, encore. Il faudra penser à l’aube : l’aube sauve toujours du soir.
Vingt-et-un décembre. Ce soir, la nuit aura dévoré tout ce qu’elle peut du jour, le réduisant à ce qu’il est quand il est nu et lâché au milieu de la forêt des hommes, ce petit rien qu’entre les mains on ne perçoit qu’à peine, qu’à grande peine. Je vois le jour, ces jours, comme la proie des fauves qui l’entourent : lui, il tente de ramasser un morceau de bois, d’allumer des flammes, faire des cercles autour de lui pour éloigner la nuit.
Demain soir, la nuit reculera, un peu. Jusqu’au vingt et un juin. Il faut penser à l’aube. Il faut penser à l’aube (la pensée seule sauve, on la répète comme on fait des cercles autour de soi dans les cris des animaux sauvages qui vont bientôt se jeter sur nous).
Les lèvres du matin ont pour eux la vérité du monde, celle qui vient tout droit du sommeil, des rêves – n’ont pas encore été trop affadies par le jour, les hommes, les chiffres dans les immeubles. Les lèvres, au matin, témoignent pour la vie qui reste, encore, possible et vivante.
(J’aligne les pensées comme elles viennent, tandis que je fais les cercles autour de moi avec ma torche en feu qui est sur le point de s’éteindre.)
La tristesse n’est pas une émotion, c’est comme pour les oiseaux le ciel. On le traverse pour aller jusqu’en Afrique, ailleurs, gagner la chaleur. Quelques étourneaux demeurent au-dessus de la mer ici : je ne sais pas si ce sont des étourneaux, s’ils vont finir par migrer, s’ils restent un peu pour profiter, ou parce que l’ordre n’a pas encore été donné. (Je ne sais pas grand chose). Le matin, j’adresse ma pensée aux oiseaux migrateurs, en frère, en amant de leurs nuits, de l’aube.
(Les pensées parfois s’arrêtent, je n’écris pas pendant cinq minutes, j’épluche une mandarine, j’attends que la chanson de Dylan soit finie, je la relance, et j’écris sous Secret Teardrops.)
Les deux jours de ciel bleu sur Marseille ces trois derniers mois : je m’en souviendrai. Est-ce cela qu’on appelle aussi vivre ? Je ne sais pas. Je lis Anna Akhmatova dont j’ignorais jusqu’à l’existence il y a trois semaines, espérant trouver là l’oracle de ces jours, de ces soirs : des aubes qui parviendront à lier ensemble les déchirures, à relever les nuits, à emporter le ciel ailleurs si j’y suis.
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comme le feu se relève
mardi 18 décembre 2018
J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
Rimb., « Nuit de l’enfer », Une Saison en enfer Dominique A, Revenir au monde (Tout sera comme avant)
Du mot évidence : et de comment on le traverse, ce mot, et son évidence – de ce qui terrasse comme dans la nuit l’expression l’épreuve du feu, de ce qui révèle, ce qui relève le jour aussi, les déchirures, de tous ces mots qui ne veulent rien dire tant qu’ils ne traversent pas le corps et tu retrouverais épars autour de toi les mots comme les mégots de Genet sur les draps soyeux de la chambre d’hôtel ; du mot soyeux : de la couleur des draps, de tout ce qui fait cette vie comme des draps défaits, de la lumière sur la Friche ce matin, la même il y a des siècles quand la Friche n’était même pas encore en friche, un terrain vague, du mot vague, du mot terrain, des deux mots ensemble, de rien qui ne va ensemble, de tout qui bascule avec le jour, la nuit, quoi d’autre.
Il faudrait d’autres vies : mais avec celle-ci, on en fera d’autres, elles seront plus grandes que nous, elles hurleront avant le jour, ce sera le milieu de la nuit pour nous, mais non : pressées de vivre, pressées de sortir hurler dans la nuit pour dire qu’il fait jour et qu’il faut commencer, tout recommencer maintenant encore et encore, et tant pis pour le sommeil, tant pis pour les rêves perdus sous l’eau brûlante de la douche, derrière, oui, tout hurle et il faut rejoindre.
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est serment
samedi 15 décembre 2018
« … Oh ! qui démêlera mes souvenirs confus ! Je lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang : en comptant la dernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié d’une coupe d’orgie. » Il parle, et il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de l’autre, pressant le parquet de saphir afin de s’enlever, il se trouve étendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin d’attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la même résolution, et n’est-elle pas toujours détruite par l’inexplicable image de sa promesse fatale ? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur ; car, pour lui le serment est sacré.
Lautréamont, Chants de Maldoror
« L’heure bleue », Quatre aventures de Reinette and Mirabelle par Eric Rohmer
sous les pont passent le manque et ce qui ne le comble jamais : la distance qu’avec soi soudain on éprouve (la déchirure), et comment rejoindre – pensa-t-il désorienté – autour, la lagune incertaine des choses, la terre et la mer emmêlée qu’il faudrait mordre, à même ses lèvres, et se laisser porter jusqu’au large.
on pourrait dire les mots ; on ne dira jamais les vertiges.
à quels moments de la vie la vie se fait, se défait : et les cartes battues devant soi, les regarder, retournées : et qu’il en manquait une (le manque n’est pas l’envers du désir : mais son visage qui l’appelle ?)
marcher avec la chaussure gauche au pied droit : et au gauche, le pied nu : ne plus sentir la douleur, aimer le sang répandu derrière soi qui dessine le chemin que jamais on ne reprendra.
s’abandonner : je rêve sur ce mot, comme il est de tant de joie traversé par la peine, et que cette peine la vaut, plus que tout, et ma vie même.
sur les lèvres posées des rencontres sur les lèvres dévorées par le désir, brûlant comme la langue alcoolisée des soirs plus tardifs encore que le soir mort, tout ce qui a lieu : ainsi des théâtres quand l’actrice regarde le retardaire avancer dans le noir, se cognant aux fauteuils rouges, s’excusant par geste discret : que tout le monde voit et qui vient dialoguer avec les ombres là-bas, la jeune fille douce et féroce qui va dire les mots et faire les gestes pour celui qui était en retard et seul les comprendra.
oh la brûlure qui persiste longtemps, longtemps : sur la peau, la brûlure ne cesse de se répandre, les heures sont pour elle des centimètres, et du cou jusqu’à la commissure, les vagues qui submergent : je pense encore à la lagune, celle du Delta du Niger, et les autres.
sous le pont qui tient ensemble, comme un bras de femme, Noailles et la Plaine, l’effondrement et la relève, l’épuisement et son contraire, le vertige et l’abandon, le manque et le désir, les nervures politiques et les secrets érotiques, le sacré et l’immanence : toutes choses qui passent ainsi que des pensées follement ensauvagée par cette vie basculée, quand sous les ponts du Cours Lieutaud, on passe, la nuit, celle-là même qui fera jour.
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faire brèche
mardi 11 décembre 2018
Faire brèche à quelque chose (d’intellectuel, d’abstrait) : attenter volontairement à son intégrité de manière à en préparer la ruine.
The Herbaliser, Breach
Dans Mar Élias occupé à ne pas cesser d’être Mar Élias en ce monde, cette partie du réel habité par ceux qui seuls savent qu’existe ici Mar Élias, une rue pleine et vibrante de corps tout à la tâche d’être là, aller et venir d’un bord sud de la surface des choses (à cent mètres) au bord nord (guère plus loin), nous allons aussi : et les murs sont couverts d’affiches électorales pour une campagne sans doute perdue, on devine seulement le passé sous la couche entamée, le passage d’ongles de mille foules qui strient les mensonges ici comme là partout les mêmes, et nous passons : que ferions d’autres ?
Dans ce coin du monde donc, la rue Mar Élias – ici, personne ne sait où est la rue Mar Élias ni qu’elle existe : personne ne nomme ici les recoins de la ville par leur nom, souvenir de la guerre où les noms de rues s’arrachaient comme des trophées, et plusieurs fois par semaines, alors : à quoi bon nommer les rues : dans Beyrouth, quand on cherche à aller quelque part, qu’on demande son chemin, il faut préciser "près d’où ?", telle tour remarquable, ou vestige, ou caserne –, est le bout du monde possible, s’il y avait un monde, et s’il était possible. La rue contourne les apparences. Les hommes qui vivent ici savent que c’est pour un temps : la guerre est là, derrière et devant eux ; elle est comme la mer : on la respire, elle à gauche et à droite, elle est l’horizon indéfectible, sans répit. Alors on marche, on longe l’apparence, et on commande du thé brûlant qu’on répandra sur nos vies intérieures.
Je me souviens de Mar Élias et comme j’étais loin. Désormais que je suis près de la vie où je vis, je me souviens de Mar Élias comme d’un souvenir que je perds peu à peu. Décidément, je ne suis capable d’habiter la ville que pour m’y rendre et pour cela, je dois m’en éloigner. N’est-ce pas comme ma vie même. Et puis, de plus en plus, il y a cela qui appelle : comment le nommer ? Se rendre à l’endroit de la bataille. Ne rien préserver de soi. L’expression ce soir, si belle (comme toujours sur les lèvres de l’évidence, de la franchise, de l’obsédante nuque qui envisage le monde pour mieux lui dire : je ne cède pas), faire brèche, et si je pense à Mar Élias, ce quartier enfoncé dans Beyrouth comme une blessure, je pense à Marseille : aux lieux occupés. Je pense à l’occupation des lieux comme la première lutte : occuper les lieux que le pouvoir nous a pris, qu’il a oubliés dans sa suffisance, et qu’on reprend comme des territoires intimes, érotiques, ou simplement parce qu’il y a des murs, et un sol qui tient, et des fenêtres où voir l’arrivée des flics.
Je pense à ceux qui ce soir occupent les lieux, et comme ils sont dignes ; et comme je prends peur pour eux : faire brèche, tenir le pas gagné : quand la brèche est ouverte, s’y engouffrer, et d’une chambre, d’un immeuble, d’un quartier, tout reprendre de la ville, jusqu’à nos vies mêmes.
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de ces ruines et de ce calme
mardi 4 décembre 2018
Au fond de cette pièce, une autre porte était ouverte, sans serrure, sans loquet. J’enjambai les morts comme on franchit des gouffres. La pièce contenait, entassés sur un seul lit, quatre cadavres d’hommes, l’un sur l’autre, comme si chacun d’eux avait eu la précaution de protéger celui qui était sous lui ou qu’ils aient été saisis par un rut érotique en décomposition. Cet amas de boucliers sentait fort, il ne sentait pas mauvais. L’odeur et les mouches avaient, me semblait-il, l’habitude de moi. Je ne dérangeais plus rien de ces ruines et de ce calme.
Jean Genet, Quatre heures à Chatila
Dans les ruines, ou parmi elles, ou entre elles, on marche encore ici : Beyrouth de nouveau, de retour ; Beyrouth, ville où la Sûreté Générale ferait presque office d’État, où les architectes s’en donnent à cœur joie pour saccager les horizons, où tout s’achète, même la misère : tandis que les collines autour de la ville clignent des yeux dans le soir tombé dès quatre heures, que la rue de Damas que je domine hurle.
Beyrouth de nouveau : il y a trois semaines, ces dix jours n’avaient donc pas suffi. Beyrouth et la rue de Damas, la Maison Jaune (et l’Université Libanaise) (et Shams). À partir de quelle fatigue on sait qu’une ville est domptée ? Je sais quelques parcours désormais, me repère dans le dédale : mais qu’on me lâche ici le soir, et je serai perdu pour toujours (ce ne sera pas tant pis pour moi).
Les ruines sont la ville même : on les côtoie comme des traces qu’on ne veut pas oublier pour ne pas perdre la mémoire : ce dont la mémoire garde mémoire, on ne sait pas. C’est comme ce nœud au foulard qu’on fait le matin pour ne pas oublier ce que le soir on doit faire : le soir, on regarde le nœud au foulard, on regarde longuement, on sait qu’on ne trouvera jamais. La ville comme un foulard noué autour de l’oubli : sa folie gigantesque, libéralisé à l’extrême, dressé comme un chien sauvage : « ensauvagé comme un chien dressé ». La ville comme un cauchemar qui au réveil nous semblera si doux, si terriblement tranquille.
On est dans les failles du monde ici aussi. Le moindre chauffeur de taxi vous parlera de géopolitique ; le moindre politicien vous semblera porter des cadavres dans les poches de sa veste. La moindre rue porte la trace des guerres passées et à venir. Tout ici est imminent : on ne sait pas quoi.
Et sur tout cela plane un murmure : c’est derrière les bruits de la ville, ou c’est au dedans d’elle, c’est parmi les ruines et entre elles, c’est parfois étouffé et parfois puissant – c’est le vent –, c’est par moments les hurlements de la police, et c’est par moments le calme plat des montagnes dont on sent le souffle sur la nuque, c’est quelque chose dans l’air et qui s’entête : c’est l’appel à la prière.
Toutes les trois heures une coupure de courant. Pendant le colloque tout à l’heure, les lumières se sont brutalement coupées, le micro, l’écran derrière l’homme qui parlait, et l’homme parlait, ne s’est pas arrêté, est allé au bout de sa phrase, de son idée, et le courant est reparti : la phrase continuait ; il ne s’en est pas aperçu, peut-être. C’est l’histoire de nos enfances : le coyote poursuit sa proie, il ne voit pas le virage, continue de courir dans le vide : ne tombe que lorsqu’il comprend qu’il n’y a que le vide sous lui. Ne pas voir le vide nous épargnerait-il de lui ?
La ville ruines, dont les ruines sont les gratte ciels levés haut (et vides : trop chers) : ruines des histoires perdues, des cadavres disparus, ruines des sortilèges auxquels on ne croit plus. Je rêve souvent de Bagdad, de Damas, de Téhéran : villes dans lesquelles je ne marcherai jamais que dans les ruines. Je marche ce soir dans Beyrouth debout, aux ruines éparses, recouvertes par le présent insensé, impossible, insistant.
« Dans les ruines, accroupies ou debout, des femmes du peuple, prophétiques ou sibyllines, disent ce que sera Amman, Hussein, son palais […]. Les femmes du peuple sont terribles en ce qu’elles disent la vérité [3].
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sans être là
vendredi 30 novembre 2018
Il est vrai... je ne rêve pas ! Qui donc es-tu, toi, qui te penches là pour creuser une tombe, tandis que, comme un paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien. C’est l’heure de dormir, ou de sacrifier son repos à la science. En tout cas, nul n’est absent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il s’enferme dans sa chambre, le mieux qu’il peut, tandis que les ombres de la vieille cheminée savent encore réchauffer la salle d’un reste de chaleur. Toi, tu ne fais pas comme les autres ; tes habits indiquent un habitant de quelque pays lointain.
Lautréamont, Chants de Maldoror Bob Dylan, I’m not There
Être toujours du proche le lointain : seulement ce lointain-là. Même en approchant d’aussi près que possible la surface coupante des murs de cette réalité, je ne ferai que me couper du monde, l’entaille légère sur les doigts, si légère : entre moi et le monde, seulement la peau, celle qui ne reçoit les coups qu’à distance, dans la distance où je me tiens moins pour me protéger des coups que pour les voir ? Je ne sais pas. C’est toujours la réponse finalement : je ne sais pas. Ce que je sais au moins, c’est qu’en m’approchant des murs, je peux me dire seulement de ce côté des choses que les murs tiennent à distance : les arbres ? Non, le monde possible.
« Au bout d’un moment, écrire sans être là, je ne suis pas sûre »
Ces dernières semaines, par hasard et fatalité, je me serai donc retrouvé toujours loin de ce proche qui pourtant me bouleverse tant : quand les foules se rassemblent devant les Hôtels de ville, quand elles demandent des comptes et reçoivent des coups, quand il faut se protéger le visage, quand il faut quand même marcher, quand il faut agir de concert, sentir les mouvements et percevoir les dangers, user de cette intelligence collective des foules qui savent que le monde est l’espace que recouvrent ses pieds, et que ses pieds sont mille, j’aurai donc été, quelle faute, loin, cette fois. Écrire ? Au nom de quoi ? Pourtant : ne rien dire ? N’habiter que l’endroit où son ombre se déplace ; se désirer d’ici et d’ailleurs, si l’ailleurs rend possible l’ici ? Je ne sais pas. Moi, non plus je ne suis pas sûr.
Je ne fais pas les rêves où les gens meurent : de cela aussi, je suis loin.
En rentrant ce soir-là, le soleil tombe à la vertical de la rue qui s’enfonce depuis chez moi : suis-je d’ici ? Vers où tout cela tombe, s’effondre. S’échappe.
Et dans l’incertain, se mêler à la virgule qui n’achève rien et transforme une couleur en verbe quand, en bas de la page, le ciel bleu,












































