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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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le plus vieux crâne d’Amérique du sud
mercredi 5 septembre 2018
On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelques temps la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur énergie. »
Antonin Artaud, Le théâtre et son double
N’to, La Clé Des Champs
Tout a été perdu [1]. Quand on a noyé le feu, au matin, sous les cendres, il n’y avait que des cendres, seulement des cendres. On regarde les braises comme un monde entier, un passé sans plus d’avenir que nous. Vingt millions de pierres précieuses témoins de tous les temps, des artefacts greco-romains, sept cent pièces de l’Égypte ancienne, des fossiles, la cinquième collection d’archéologie du monde : de la poussière. Parmi toutes les pierres calcinées, on ne retrouvera jamais le plus ancien crâne d’Amérique du Sud déposé ici.
C’est à lui que je pense aussi, à lui surtout auquel je pense : le plus ancien crâne d’Amérique du Sud. Il avait survécu à sa mort et à la terre, aux ravages et aux hommes, aux guerres, aux dates plus ou moins historiques : quelques flammes auront eu raison de lui. Je pense au plus ancien crâne d’Amérique du Sud, certain que ce n’est qu’un signe, des restes humains témoins de pertes plus considérables encore. Un signe de ce qui brûle pour seulement détruire : signe que les flammes se trompent de camp, qu’il faudrait brûler d’autres mondes que ceux qui abritaient le plus ancien crâne d’Amérique du sud.
Le lieu parti en flamme n’est qu’un musée – ancien palais impérial, résidence de la cour Portugaise qui fuyait le WeltGeist parti à cheval renverser l’ordre ancien ; entre ces murs on a signé l’indépendance du pays il y a deux siècles ; on a écrit la constitution de la République : on a fini par en faire un musée parce que c’est tout ce que peut être un lieu qui a abrité l’histoire. Le crâne était là pour témoigner de cela. Aujourd’hui en cendres, il dit que le monde neuf ne peut produire que des incendies malheureux – il n’y a pourtant pas de hasard quand on supprime quatre-vingt cinq pour cent d’un budget –, le crâne dit que ce monde tombe en ruines et que nous sommes l’une d’elles, que nous frayons en elles.
C’est la rentrée : fatalement, le temps est soudain à l’urgence, bureaucratique et secondaire. Quand des crânes brûlent, on regarde plutôt les tâches à faire, la route qui reprend. Les crânes pourraient brûler, on continuera de rentrer. Mais où ?
Le crâne a brûlé parce que les bouches à incendie n’ont pas fonctionné – faute de moyens, comme dit l’expression. L’expression dit aussi la faute à pas de chance, ou que ce n’était pas faute d’avoir alerté les pouvoirs publics sur la déréliction des lieux. Il n’y a pas de faute : il n’y a que des coupables et des indifférents.
« La vie est de brûler des questions » hurlait Artaud en brûlant des questions. Brûler des livres, certes : on pourra toujours les réécrire. Mais des crânes ?
Dans le jour qui tombe, je pense au plus vieux crâne d’Amérique du Sud en rentrant ce soir.
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sous les drapeaux
samedi 1er septembre 2018
J’ai vu se ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau ; celui qui, après sa vie, n’a pas enlaidi ; l’homme, la femme, le mendiant, les fils de rois ; les illusions de la jeunesse ; les squelettes des vieillards ; le génie, la folie ; la paresse, son contraire ; celui qui fut faux, celui qui fut vrai ; le masque de l’orgueilleux, la modestie de l’humble ; le vice couronné de fleurs et l’innocence trahie.
Lautréamont, Chants de Maldoror (chant I) Vincent Peirani - Night Walker ("Living Being II", 2018)
Du monde comme d’un rivage balisé par les pouvoirs publics, avec ces drapeaux flottant malgré eux dans leurs couleurs passées par le temps et le sel et l’ennui : vert, on peut y aller ; orange, ce serait plutôt déconseillé mais pourquoi pas ; rouge, à vos risques et périls, et dieu pour tous. Du monde comme cet espace de danger livré à nous comme de la mer qu’on affronterait en terrible territoire (mais avec panneaux de signalisation à l’entrée.) Du monde comme d’un passage clouté. Comme d’un morceau de plage où ceux qui nous surveillent le font en bavardant sur les résultats sportifs de la veille, toujours prêts cependant à fondre sur nous si nous devions nous noyer, ou outrepasser les bouées des trois cent mètres, bienveillance hostiles des maîtres (nageurs).
Du monde comme d’un espace reflétant le ciel parfois et son indifférence.
Du monde comme d’un samedi passé à regarder le vent, le regard perdu sur la limaille de fer répandue sur le sol – une usine d’armes tout à côté profite du mistral pour décharger. Je respire les restes épars des fusils mitrailleurs qu’on fabrique avec soin, à trois cent mètres d’ici. Du monde comme un dépôt de fusils mitrailleurs qui serviront plus tard, à qui, et pour quelles nobles causes ?
Du monde comme ce qui se retire : je lis que des milliers d espèces maritimes auront disparu d’ici dix à vingt ans sans qu’on sache qu’elles auront existé ; du monde comme cette ignorance, et cette tragédie inconnue.
Du monde comme nous-mêmes au pied du drapeau : chaque matin, on le regarde en se demandant s’il nous est autorisé d’aller nous mêler au grand dehors. Hier, vert ; aujourd’hui, orange. Du monde comme ce regard dont il faudrait nous défaire : et peut-être scier ce drapeau comme tous les autres. Du monde comme ce geste d’aller regarder la mer en prenant des nouvelles du désastre, de la mer inhospitalière – les hommes qui la rendent hostiles (les jours de mistral, le vent du nord nous apporte ce que crachent les bateaux au large).
Du monde, comme d’un territoire déjà tellement découvert que les drapeaux avertissent de ses dangers. Imaginer Colomb planter le drapeau vert « baignade autorisée » dans la terre des Amériques, plutôt que le drapeau de sa Reine ?
Du monde comme longer la mer en regardant le monde s’éloigner.
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les présages du possible
jeudi 30 août 2018
Pour avancer, il faut savoir repartir en arrière. Reculer pour mieux sauter. Remettre le passé en jeu.(…). Contre l’histoire toute faite, « ’faite d’avance », délivrer le « se faisant » du « tout fait » (…), la révolution est alors un « pur présent sans mélange », qui se tourne vers le passé pout y déchiffrer les présages du possible.
Daniel Bensaïd, Une lente impatience (2004)
Radiohead, Present Tense (live CR78)
On ne sait pas si on est avant, ou après : avant que tout ait lieu, de la catastrophe et de ses ravages, ou après, après la fin et qu’advienne que pourra.
C’est peut-être ce qui signe nos jours : l’ignorance d’être avant ou après. C’est peut-être une chance aussi, d’être dans cet interrègne des choses qui nous délivre de la pensée de l’imminence ou de la fatalité, et nous oblige à produire nos propres jours ? Parfois, la pensée se retourne : on se dit que c’est aussi ce qui paralyse, ce qui résigne – et rend la situation si illisible.
Face à la ville, sur les quais, la pensée qu’on était avant dominait ; et avec le jour qui tombait, celle qu’on était plutôt après la remplaçait – vivre dans le balancement des incertitudes.
En équilibre sur les pensées et les fatalités, il y aurait pourtant à faire, et prendre exemple sur le taureau et le lion : regarder où on met les pieds, et un pas après l’autre, fabriquer avec toute cette colère – contre soi d’abord –, une sorte de route, trainée de poudre qui irait desceller les pesanteurs de jours qui voilent.
Ce qui est avant et après n’est pas encore décidé. Et s’il est possible que demain ne devienne pas hier, c’est peut-être aussi parce qu’il est nécessaire que le présent remplace toute cette vie manquante à laquelle on assiste.
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regarder le mur faire le monde
lundi 27 août 2018
D’abord, regarder le mur, c’est aussi se tourner vers le monde,
c’est en faire le monde.Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, 1981
Radiohead, Climbing Up The Walls (OK Computer, 1997)
Il existe tant de murs : par exemple, le lundi. Quand depuis dimanche on tente d’observer la situation historique ou la suite logique des événements, lundi se dresse et répand une sorte d’ombre indomptable sur le devenir des choses. On est simplement au pied de ce qu’il faudra bien gravir : un pas après l’autre rend la route possible, et le ciel à mesure qu’on s’approche de lui s’éloigne, mais ce n’est pas vers lui qu’on avance – plutôt pour faire agrandir l’ombre sous nos pas avec le soir.
Des murs grands et profonds, des murs avec des parois qui arrachent les ongles, des murs blancs qui dansent dans le jour avec le soleil, des murs de silence, des murs sur lesquels on se fracasse, des murs abrutis de lumière, des murs lents, des murs toujours plus hauts quand on est juste face à lui, des murs où poser les mains et on appellerait ça écrire, des murs où lancer des cailloux avec l’espoir de les traverser, des murs traversés, des murs qui sont autant de vies, autant de nos vies rêvées, des murs qui sont nos passés aussi, des murs qui nous gouvernent, des murs qui sont sourds comme des murs, des murs rongés par des souris qui entendent tout, des murs murmurant des slogans incompréhensibles, des murs qui sont toute une leçon qu’on ne retient jamais.
Au détour du chemin, d’autres chemins : Sainte-Victoire ne dessine pas la route vers le ciel, plutôt comme un poing rageur vers lui, qui interrompt l’horizon et lui donne forme – comme un lundi, en somme, qui commence une semaine commençant une année. Sainte-Victoire, chemins profanes : sacrés murs qui tomberont bien à force d’aller vers eux, et on réaliserait que ce n’est qu’une route, quand, d’en haut, on verra tout en bas la terre lointaine, et les villes infinies, les désirs d’aller davantage, et la soif, la peur de désirer se précipiter en bas aussi, le vertige : le vertige qui est un autre mur, un autre désir, une autre manière d’envisager l’horizon indéfini des choses un lundi comme celui-là.
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qui vint à ma rencontre
vendredi 24 août 2018
Que serais-je sans toi qui vint à ma rencontre.
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant.
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre.
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
Aragon, Le Roman inachevé, 1956
The Cinematic Orchestra, Into You, (Ma fleur, 2007)
Face à ce qui vient, face à ce qui arrive, face ce qui est sur le point de : on est toujours avant ; toute une vie à être face à ce qui va peut-être se déchirer et déchirer tout ce qui a eu lieu avant : face à ce qui est imminent et ne vient pas – la nuit, le jour, le sommeil et le réveil, l’autre et la révolution, la beauté des choses venues à point qui ne sait pas attendre ; la justesse qui réaliserait la nullité de toute justesse, la peine. On est face, on est juste en face ; un pas plus loin et on serait confondu avec l’événement qui toujours se dérobe.
Pour voir son ombre, il faut mettre le soleil dans son dos ; et pour sauter au-dessus de son ombre ? Pour voir le sens de l’histoire, il faut être capable de mesurer le vent : et on avance plus vite, au près, vent de face, légèrement, en remontant les courants. Pour pleurer, il faut être vivant. Toutes ces suites logiques qui font hurler contre la logique, et contre les suites, mais qui soulèvent et rendent légitimes le combat, contre la logique, l’histoire et les suites écrites. Il faudrait un poème de Brecht plutôt, et un mot d’ordre clair.
Par exemple : qu’il n’y aura pas de vingt-cinq août. C’est impossible. Par exemple : que rien ne serait impossible dans un monde où tout le serait. Par exemple : que l’amour ne tienne à rien, et qu’on se jetterait dans ce rien, non par amour, mais pour l’impossible. Nul n’est tenu ? Le vent s’est levé ce matin, comme toujours quand la terre s’ennuie. Face au vent, on est rien d’autre qu’un obstacle qui l’arrête, et aussi ce qui fait exister le vent, ce qui le rend sensible et vivant. Face au vent, on est peut-être l’impossible du vent. On se tient face à lui en dépit du bon sens, et on pourrait presque lever la main, s’adresser à lui, lui demander ce qu’il pense des saisons et comment renverser le gouvernement, lui demander ce qu’il en est des peines et s’il voit une suite à tout ce bordel, au lieu de cela, on ne fait rien, on plie un peu le corps, on essaie d’avancer et on cherche désespérément un endroit où s’abriter.
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une trace ineffaçable
jeudi 23 août 2018
Une trace ineffaçable n’est pas une trace Jacques Derrida
Max Richter, Dream 8 (late and soon), From Sleep (2015)
Pourquoi y aurait-t-il rien plutôt que quelque chose ? Marcher sur le sable à l’aube sur la plage vide n’empêche pas de penser aux centaines qui bientôt déferleront ici, et je serai loin : mouvement qui est celui des jours – aller, fuir, revenir, chercher les temps morts et les soupirs, les silences entre deux coups. Sur le sable, roulent les machines comme en haut des pistes, l’autre saison : même tâche, faire table rase du passé, aplanir les jours, rendre à neuf les espaces destinés aux saccages – inventer quelque chose sur le rien. Toutes ruses du monde pour donner l’illusion qu’on fabrique les premières traces.
Un pas à la surface n’est la trace que de son départ, pas de son passage : quand la trace est devenue cendre qui la recouvre, on ne voit que l’absence de feu. Vraiment, rien à chercher de vif. Seulement rêver, en marchant sur la plage vide, des cendres et des traces, des motifs qui pourraient donner lieu au grand roman des traces. Obsession des traces. Amour des traces autant que des signes – traces, quand la présence est révélée par une absence ; signes quand elles portent insignes de ce qui est passé. Dans cette vie-là, j’aurais été surtout coureur des bois en villes. Souvent je pense aux forêts de Sainte-Hélène-de-Chester, comme j’aurais fait de ma vie un déchiffreur du souffle des coyotes, un lecteur des pas de fourmis. Je marche sur la plage de Pointe Rouge en suivant à la trace les traces de mes vies antérieures que je désire encore.
Je m’épuise toute la fin de la matinée en cherchant à me situer : suis-je moi-même contemporain ? Et de quel temps ? De quels passés ? Ancêtre de quelles enfances ? Fils indigne de quels frères ? Peut-être ne suis-je que cela : une trace sans passage, le signe d’aucune présence passée, le devenir de rien qui n’a pas eu lieu. Je suis celui qui regarde les traces avalées par la mer qui regarde celui qui regarde les traces.
Alors l’après-midi, évidemment, je fuirai. J’irai au cinéma, pourquoi pas.
La solitude des salles de cinéma, l’été, à deux heures. Je m’y plonge et pourrais presque dormir là, presque parler, presque écrire. D’ailleurs, le film est toute une leçon pour ces jours : le passé, un simple désir de lire le présent ; et l’image une façon de venger l’histoire. Je pars au dernier plan, et la pluie tombe.
Une pluie fine et lente, qui ne mouille pas, ne rafraîchit rien, assèche encore davantage en donnant le désir de grandes pluies. Je marcherai dans cette pluie voulant être trempé, ne voyant rien sous l’orage sans eaux ni tonnerre – plus tard, je réaliserai que je portais des lunettes de soleil – ; je penserai au mot de trace, à ce dont il témoigne, combien il relève de tout et de son contraire, l’effacement et la présence, le secret et l’évidence, la perte et la retrouvaille. Une vie trace. Peut-être est-ce cela qu’il faudrait : je ne sais pas. Est-ce qu’à mesure des traces on lancerait des routes vers d’autres villes qui se lanceraient vers la mer, au lieu de les longer ? Est-ce qu’on ferait d’autres mondes à partir de ce mot de traces ?
Souvenir puissant du rêve de cette nuit : je suis dans une ville qui n’est pas la mienne, et j’essaie de rejoindre la voiture, garée dans un virage à l’entrée de cette ville. Mais impossible de sortir de la ville. Je passe dans des ruines qui sont un musée ou une exposition, je passe dans des rues qui sont des labyrinthes, je pleure, je crie, je demande mon chemin, j’interroge mon téléphone qui ne répond pas, je veux rentrer, laissez-moi rentrer, je frappe un homme, je suis frappé, on me vole mon sac, je trouve enfin un plan, je regarde : c’est le plan de ma ville. Je cours chercher la sortie et plonge dans le fleuve.
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la flamme brûle sans savoir qu’elle existe
mercredi 22 août 2018
Le vent ne périt pas si la voile se déchire
et nous sommes le vaisseau, la mâture, la voile, le vent, la déchirure.
Aucun algèbre ne démontrera le contraire.
Le sommeil assassiné des bombardiers n’y peut rien.
Les vrais suicides sont impossibles, la Voie Lactée l’affirme par sa pureté vivante et glaciale que les morts ne reverront plus puisqu’elle les résorbe.
Ils n’ont plus besoin de voir, du reste, car la flamme ne peut pas se voir elle-même, la flamme brûle sans savoir qu’elle existe.Victor Serge, 1943 [2] Radiohead, Fake Plastic Trees,
Live Glastonbury, 2003
Une trouée vaguement creusée dans l’apparence des signes est tout un monde, toute une énigme. Sous elle, on songe être la trouée, être ce qui passe entre le ciel vide et le sol couverts de plaies et de villes ; sous la trouée, on regarde longuement pour calculer les mystères, la vitesse de la lumière, celle de la pluie quand elle viendra frapper ; plus on regarde, plus on est de ce côté de la trouée, ce qui l’envisage, non ce qui passe.
C’est à cela qu’on serait destiné ? Voir ce qui s’échappe, ce qui vient : n’être jamais ce qui s’échappe, ce qui arrive. Pourtant, être une trouée au milieu de la fatalité de vies rangées serait de ces jours l’événements qui les justifieraient. Être ce qui passe dans la trouée frayée par le hasard.
On regarde lentement le ciel pour cette raison seule qu’on n’est pas le ciel, ni ce qui le touchera jamais : on est ce qui regarde cela qu’on ne rejoint pas. La trouée au-dessus de nos têtes est un signe indéchiffrable.
Plus on regarde le ciel, plus on se sait voué à la terre, aux villes et à être recouverts par la terre, par les villes et l’oubli.
Pourtant, la trouée à la frondaison des choses témoigne aussi de cela : d’une échappée possible. D’une vitesse possible qu’on remonterait ; d’événements, de jours justifiés, de luttes qui ferait de la vie autre chose qu’une vie, autre chose que du hasard répandu dans la fatalité morte qui nous oubliera. Regarder d’en bas la trouée et se rêver trouée : et se savoir trouée, se reconnaître dans la trouée des arbres qui laisse passer la lumière pour mieux l’arrêter, pour mieux passer : c’est à cela qu’on est destiné, et on n’a pas de destin.
Il y a soixante-quinze ans, la mort de Trotsky : soixante-quinze ans, presque une vie d’homme.
Des pensées pleines de rage et de mélancolie, il en vient chaque seconde dans ces jours brûlants, vides, assoiffés. Écrire encore ne relève plus de la rage et de la mélancolie, mais de la tâche à relever. On tire leçon de la trouée : passer d’un temps à l’autre comme la lumière ou la pluie. On rêve encore ; on se dit pourvu qu’on n’appartient pas au passé, pourvu qu’on ne soit pas soumis au présent : écrire, non pas des phrases, mais des façons de passer d’hier à demain, fabriquer des ruses pour lever des manières de n’être contemporain que d’une trouée dans l’apparence insignifiante des choses considérables.
Sous la trouée des arbres, on se tient, on voudrait en être digne, on voudrait ne faire que passer.
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la tentation de l’abandon
mardi 21 août 2018
Une ivresse belle m’engage / Sans craindre même son tangage / De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile / À n’importe ce qui valut/ Le blanc souci de notre toile.Mallarmé, Salut
Bod Dylan, Abandonned Love
(en public 1975)
Une solitude : cette maison au milieu de rien, abandonnée. Devant une telle maison, on rêve, comme par exemple au mot abandonné. Il revient sur nous. C’est nous soudain qui le sommes, abandonnés face à elle. Par quoi ?
Ce qu’on abandonne nous appartient encore. Ce à quoi on renonce dépose en nous le creux du manque qui rend la solitude lourde, pleine, insupportable.
Devant une tel mot, on se réveille : l’autoroute tout près charrie le déluge de vacanciers qui vont s’abandonner au soleil, les corps nus sur le sable, tout ce qui est évidemment insupportable aussi : on songe à ce qu’il faut comme souffrance à une civilisation pour la conduire, une fois l’an, vers le bord perdu des choses où la mer se jette contre la terre, et se jeter à son tour contre la mer, se livrer nus aux regards de tous, se plonger dans l’eau, hurler, laisser les enfants hurler, cuire la viande sur la braise, boire, hurler encore, dormir longtemps – appeler ça des vacances, quinze jours qui justifient toute l’année de s’abrutir devant des tableaux Excel, quinze jours arrachés aux tableaux Excel, quinze jours abandonnés au reste.
Je passe chaque jour devant la plage de Pointe Rouge, si abandonnée l’hiver : pendant deux mois, chaque mètre est occupé par un corps. Le corps l’occupe comme on occupe des enfants : en hurlant donc, ils hurlent de réclamer du repos. Je passe sur les hurlements aussi et je pense à la maison abandonnée près de l’autoroute, au sud de Salon de Provence.
C’est toujours la tentation : abandonner. La solitude comme une solution commode à l’existence. Trouver un lieu du monde où on se tiendrait loin du monde. On serait abandonné, on s’abandonnerait à l’abandon. On serait sauvé. On serait seul.
Puis, la mauvaise conscience revient : la lâcheté de l’abandon. La maison seule au milieu du champ expose sa morgue stérile. Seule, oui, abandonnée, oui, bientôt dévorée par la jungle. Indifférente aux saisons, aux pluies : bientôt redevenue de la terre.
Ce qu’on livre à l’abandon, à la sauvagerie du temps ne nous délivre pas du monde.
Devant la solitude de la maison, je pense alors à cette tentation, celle de renoncer à la partie, d’abandonner ; je pense alors à l’effort de lutter contre elle. Il faudrait la vie comme un mouvement de la solitude vers ce qui la nie ; il faudrait la vie comme ce geste d’abandonner successivement le monde et l’abandon au monde. Il faudrait, oui, peut-être cela : abandonner l’abandon, pour mieux y revenir, mieux l’abandonner.
Je pense à cela, devant la maison abandonnée sur laquelle tombera bientôt l’orage, dans les bruits de l’autoroute, les cris des cigales, les bavardages du réel, les lâchetés politiques, les courages d’affronter les lâchetés, tout ce qui manque, tout ce qui se refuse, tout ce qui m’éloigne tout à la fois de l’abandon et de son abandon, toute la solitude qu’il faudrait pour renoncer à la solitude. L’orage est tombé sur cela. Il n’a pas plu. Je suis rentré.
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la parabole au fond des sables
mardi 14 août 2018
La mer est jeune, quel âge a-t-elle / Elle est ce mur horizontal / Où s’appuyer quand rien ne va / Et rien ne va plus trop souvent / Cette béquille infatigable / Qui n’en finit pas de jeter / Sa parabole au fond des sables / Dans le coeur mat d’un coquillage / On l’entend encore chanter
G. Perrons, Poèmes bleus, 1962 Miossec, Tonnerre
Il ne reste rien de l’orage d’avant-hier : la journée est d’abord passée sur la nuit, puis toute la nuit suivante et l’aube ce matin, et une partie du jour encore, et toutes les secondes et toutes les heures entassées par-dessus lui, rien, qu’un peu de ciel fracassé au lointain, et le rosier de l’école effondré : rien de l’orage, rien. Est-ce que l’infime a une chance en regard, nos luttes et les désirs, tout l’infime des corps, si l’orage devient ce ciel bleu, ce vent ? Dans les jours vides, on est le vent des orages : ce qui passe et fabrique l’oubli.
J’ai regardé l’orage avant-hier pour essayer de tirer des leçons : j’attendais les éclairs l’appareil photo tendue ; quand je le baissais, pensant c’est fini, un éclair s’effondrait devant moi, sur la ville ; je levais l’appareil, rien ne venait : je le baissais, l’éclair parfait, de la forme d’un éclair comme on en voit en rêve ou dans les livres : ainsi de suite.
Il y a eu ce moment où l’éclair a traversé le ciel de part en part, le parcourant à sa surface, frappant à l’horizontal de l’air : je ne savais pas que la foudre pouvait tomber aussi sur les nuages. Était-ce la leçon ? Et comment en nourrir les luttes et les colères ? Comment en faire une joie ? J’ai regardé.
Je ne sais pas s’il reste quelque chose du ciel après tout ce vent : la nuit, le réveil en sursaut. Il faudrait de la vie comme du vent au milieu du sommeil. Il faudrait les événements comme la pluie tombe en fracas, lourd de toute la hauteur du monde, et depuis dieu tombant, tombant, depuis le cadavre ruisselant de dieu tombant, et tombant encore : il faudrait des désirs comme cela, et du temps devant soi pour l’écrire pour dire combien rien n’égale la lourdeur de la pluie et sa légèreté, que le miracle de la pluie tient à cette mesure de la pesanteur de l’ensemble et de la légèreté infinie de chacune des gouttes : qu’il y a là, oui, leçon, pour nos jours de détresse et de honte.
Je lis le journal depuis trois jours avec assiduité, espérant trouver le monde, ne rencontrant que ce qui l’interrompt sans cesse.
Peut-être faut-il être mer plutôt que ciel : peut-être que la mer est-elle ce qui suit le ciel, que le ciel se déverse dans la mer pour nous apprendre que toute l’eau est déjà tombée, et qu’une averse n’est qu’une répétition vaine de ce qui a déjà eu lieu, que nous sommes au monde comme devant l’averse : comme l’averse elle-même, sûr de renverser la réalité de toute la foudroyante joie déversée sur toutes choses : goutte, on ne tombera que dans la mer déjà pleine.
Mais nous persistons à nous croire ciel ; nous ne sommes au mieux que vent, et peut-être pas même : souffle qu’une feuille arrête et avale : et on regarde frémir le feuillage en disant : le vent est tombé.
Nous sommes moins que vent, et souffle : peut-être que nous sommes simple rosier fracassé au pied de l’école.
Dans le ciel d’hier, il ne restait de l’orage que cela : moi face à tout ce qui s’est achevé, cherchant ce qui recommencerait.
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puisque le désespoir ne tient pas de journal
dimanche 12 août 2018
Toutes les couleurs disparaissent dans la nuit, et le désespoir ne tient pas de journal.
Annie Le Brun,
Les châteaux de la subversion (1982)
Bob Dylan, The Night We Called it a Day
La nuit tombait avant-hier sur toutes les choses mortes, et nous en faisions partie.
C’était peut-être l’époque qui voulait cela : que sur toutes choses elle allait proclamant la fin, moins pour qu’on les regrette que pour les voir, enfin : et on les voyait, enfin, ces choses mourantes qui se jetaient sur nous sans un cri, avant de disparaître avec le silence.
De l’autre côté des choses finissantes, la ville était insaisissable : évidemment. La ville suivait le mouvement de la rotation de la terre. C’était neuf heures quelque part dans Marseille, et neuf heures du matin à Mahina : au même moment, de l’autre côté du ciel, l’aube déjà commençait ce que le crépuscule ici peinait à finir – évidemment, on pense à cela, on cherche des leçons morales et politiques, on en trouve pas plus que l’homme qui, de l’autre côté de la plage, avec son détecteur métallique, cherchait l’or du temps perdu.
On préfère regarder de l’autre côté de nous, vers le soir qui s’acharne à fabriquer du jour.
Lu cette phrase tout à l’heure de Thomas Man : le langage peut bien célébrer la beauté, mais n’est pas capable de la restituer. Et je suis soudain de toute ma vie en désaccord – et peu importe. Rendre la beauté ? Ou l’inventer ? Je serais toujours de ce deuxième côté des choses, décidément : et cela aussi, peu importe.
Face à cela, rien n’importe : et la seconde d’après : face à cela, il faudrait que tout importe, la couleur des yeux et le poids de l’or perdu, la tristesse des enfants, et la colère des vieillards, l’indignité, et le courage, et face à la lâcheté, l’absence de peur – face à des soirs comme ceux-là (il n’y a personne sur la plage pour le voir), tout devrait importer pour rendre justice à ce qui est, ce qui s’efface pour toujours.
Songeant à cela, je me retourne et la ville tremble.
Avant de disparaître
Impossible de faire le point au milieu de ces jours : seulement noter ce qui disparaît, ce qui lutte contre le désespoir, et ce qui œuvre pour inventer des nuits qui seraient des jours, et des jours qui deviendraient des nuits.
[1] Peut-être que non. Ce soir, on a retrouvé un crâne fumant : est-ce celui de Luzia ? Il faudra attendre. Il faudra tout réécrire.




















































