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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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mer hypocrite, image de mon cœur
samedi 28 juillet 2018
Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !… Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins.
Lautréamont, Chant de Maldoror
Bachar Mar-Khalifé, Ya Nas
C’est à cela que ressemble la fin : à un commencement ? Premier jour de respiration depuis tant, il m’aura fallu cinq jours pour que je revienne d’Avignon pleinement, reprenne pied : comme après une traversée, la terre tangue, la nausée, et le ciel qui tourne autour de soi prêt à s’abattre. On revient. On ne revient jamais vraiment : aujourd’hui, pour revenir, je prends la mer alors, longe la ville pour la rejoindre. Ce n’est pas une image, c’est la traversée du sud vers le centre.
Étrange ville qu’on rejoint par une route lente et instable, plate parfois, remuée par des profondeurs – Marseille est décidément une ville qu’on rejoint toujours, en tous lieux, de partout. De Pointe Rouge vers le Port, c’est la route la plus directe, la plus longue, celle qui s’en détourne et prend le large.
Du Port ensuite, reprendre la route immédiatement vers le Frioul : marcher un peu ici en se disant qu’écrire là aurait du sens – un retrait qui donne aussi un point de vue d’ensemble sur la ville et la situation lointaine des choses ; être forcée de rentrer toutefois, puisqu’il n’y a rien ici, que des plantes et du vent. Les parfums de vigne et les parfums de bière disent la ville proche, si proche : mais écrire ici ? Oui, c’est plus qu’une idée, une tentation, une possibilité politique. Un désir de déchirure qui serait de jonction. Une manière de planter là l’année et d’ouvrir d’autres routes, qui éloignent, qui approchent. Dans le jeu ouvert des contradictions, être celui qui tiendrait de la mer, la reliure ; et de la terre : la promesse.
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l’illusion comique [Avignon #5 et fin]
vendredi 27 juillet 2018
Avignon, on dépose le bilan [1].
« À l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités » (Artaud), on pourrait bien sûr parler des spectacles puissants et ravageurs, ceux qui proposent autre chose que des spectacles, mais des expériences ; on pourrait parler des spectacles aussi : ceux qui bavardent la langue ou racontent l’édifiant récit du monde dans ses propres termes (« l’œuvre comme image du monde, de toute façon quelle idée fade » (Deleuze)) ; on pourrait s’en tenir aux grandes lignes, celles qui dessinent une sorte de carte entre les identités du genre (qui font genre), le souci des communs qui ferait politique (sans qu’on sache vraiment laquelle) ; on pourrait s’en tenir aux critiques, et en faire : après tout, c’est notre « rôle », on le joue comme notre vie même : on parlerait des spectacles sons et lumières de la Cour d’Honneur qui rivalisent avec ceux du Puy du Fou, sans la folie, et sans la profondeur d’un puits ; on parlerait de la revendication tragique – qui était l’autre thème de l’année –, et on aurait beau dire que le tragique n’est pas la tragédie, ni la fatalité mimée par grands gestes : que le tragique serait plutôt ce face à quoi la lutte prend corps – « Moi qui n’aime rien tant / Que l’insatisfaction devant ce qu’on peut changer / Rien ne m’est plus haïssable / Que la colère devant l’immuable. » (Brecht) ; que la colère ne peut se tenir digne que devant ce qu’on peut changer, et qu’en dehors, il n’y a que la consternation, et le dos tourné vers d’autres vies à conquérir.
On pourrait parler longtemps des conquêtes et des vies de moins. On marche dans Avignon en évitant les balles perdues et les spectacles peu désirables. On se demande comme chaque année si on reviendra.
On regarde alors les informations, nous qui vivons à contre-jour, pour prendre des nouvelles du monde, et le monde vieux nous renvoie à sa sénilité.
Ainsi un homme a joué le rôle de policier pour tabasser un autre, et l’État vacille pour l’usurpation du rôle, non pour le tabassage. Les mêmes gestes assénés au même homme, mais par quelqu’un qui aurait été dans « son rôle », et c’était la loi qui s’appliquait avec fermeté et humanité. Oui, le théâtre du monde s’accomplit sans grâce, les acteurs jouent sans effort, les souffleurs sont visibles depuis les poulaillers. La vis comica est le moteur de l’Histoire : les ficelles sont des cordes dont on doit taire le nom par superstition. Plus on perçoit les coulisses, plus la scène apparaît pour ce qu’elle est : une scène, où ceux qui la peuplent « disent le texte comme un enfant récitant une leçon avec une forte envie de pisser, qui va très vite en se balançant d’une jambe sur l’autre » (Koltès) : voilà.
Nous sommes gouvernés par les pires comédiens de notre époque, et pourtant comme ils sont nombreux ceux qui rivalisent avec eux. Nous autres, nous allons au théâtre pour une seule raison : sortir quand le spectacle s’achève. Non partager la commune appartenance d’un temps hors-temps, mais pour faire face à notre présent. Ecrire, ensuite, traverser l’expérience et arracher en elle des raisons de ne pas mourir. Elles manquent parfois. Parfois, elles soulèvent. Souvent, elles désarment. On regarde de nouveau les informations en temps réel. Les acteurs qui s’ébrouent sont nos représentants. La représentation est tristement l’image du monde : navrante, arrogante, et sans joie.
On reviendra peut-être l’année prochaine prendre le pouls du monde et le nôtre : s’il bat encore, on l’espère avec plus d’art que le vrai faux policier, on écrira encore, rageusement, simplement, avec le seul désir de traverser la vis comica de l’époque, et d’en arracher les expériences qui font vivre.
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derniers jours des derniers jours [Avignon #4]
mardi 24 juillet 2018
Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène profonde. Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face. Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom. L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire.
Henri Michaux, Ailleurs, 1948
De là où je suis, on ne voit rien ; ou quelques formes qui en bas dansent la danse destinés à ceux qui ne voient rien : je ne manque aucun geste fantôme : ils sont pour moi. Je les reçois, de là où je suis, dans l’invisible. C’est une pure image du monde, de ces derniers jours ici : être à distance de ce qu’on ne perçoit que dans la distance, être la distance même des choses et en être affecté au plus près, dans le lointain. Refuser la fusion dans laquelle on s’abime, désirer plutôt ce point exact où la distance permet de voir l’approche.
Je suis là, et la danse de ce jour brûle ; je regarde longuement après la fin les traces de la brûlure, dans la solitude.
Feu à volonté : Avignon aura été cette longue tranchée des jours d’un spectacle à l’autre – écrire les spectacles, leur brûlure, d’un soir au matin, c’est habité un autre temps, celui de la fatigue, celui de l’ivresse, celui des nuits blanches dans la chaleur et les moustiques, celui qui ne possède que le nom qu’on va écrire. Trois spectacles par jour, trois longues plongées à chaque fois dans le désir de la brûlure : qui n’arrive pas, jamais vraiment. Quand on réclame la beauté ravageuse et indiscutable, on sait bien qu’on est sûr de discuter, et de croiser seulement des ombres. Dans Avignon défait, les feux sont des incendies de broussailles. Ou de circulation : ils laissent passer seulement quand tout est sans danger. Peut-être faut-il pour cela rester au milieu de la route, et attendre ; mais rien ne passe que des ombres.
Tout près de l’endroit où le soir il fallait rentrer, dormir, rêver peut-être, on bâtit une route. C’est une autre image de ce monde, de ces jours : les routes qu’on lève sur les routes déjà creusées. Peut-être qu’on ne fait que cela : fabriquer des routes sur des routes, en espérant changer les directions. Les hommes qui bâtissent ces routes, savent-ils qu’elles conduisent là ils l’avaient prévu ? On pourrait croire que les routes dévieront d’elles-mêmes ; qu’écrire est allié dans cette ruse.
Avignon, derniers jours insensés. Des dizaines de spectacles, des nuits, des jours parfois ; des errements. Beaucoup de désœuvrement. Et malgré tout, revenir l’année prochaine.
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comme un oui vengeur [Avignon #3]
dimanche 15 juillet 2018
Il faudrait sans doute en finir – par exemple et pour commencer avec les sens uniques, et tout ce que le sens peut unifier, avec les panneaux à l’entrée des villes interdites, et avec les villes, leurs Palais et leurs Papes : et garder quelques murs pour la seule raison qu’on pourrait avoir besoin d’eux quand il s’agira de les faire tomber ?
Il faudrait sur un coup de tête essayer de trouver comment faire de ce monde quelque chose de possible : on accumule les critiques (le mot ment : c’est davantage des contre-propositions qui délirent la vie seule possible), on arrache dans la nuit les mots qui diraient le jour, on avale lentement les couleuvres, on n’a pas renoncé pourtant, on n’a pas renoncé.
Il faudrait des combats plus féroces que Batman contre Robespierre. Et il faudrait, sur tout cela, l’allure du garçon qui passe entre les passants et les mailles du filet, le regard posé devant lui comme un oui fatigué et vengeur qui porterait du non la tranquille douceur, l’intraitable terreur : il faudrait la vengeance et ne plus débattre que des formes de vie à jeter sur nous.
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alternatives aux alternatives [Avignon #2]
mercredi 11 juillet 2018
« … arrêter l’héritage du malheur. C’est ce qui advient au cœur de ce mystère de la représentation hors temps. Communauté convergente vers le centre du sens et réouverture de toutes les alternatives politiques. »
O. P. (éditorial du programme du 72e festival d’Avignon)
Nous sommes ainsi accueillis par le directeur du lieu : un édito au joli titre – « singularités » – et ce pluriel de bon aloi qui devrait réconcilier tous ceux qui revendiquent la singularité et en même temps sa pluralité. De bon aloi : comment ne pas être d’accord quand tel paragraphe récuse le credo « il n’y a pas d’alternative » (économique) pour revendiquer l’alternative de « la culture et [de] l’éducation » ? Même les économistes libéraux réunis en grande pompe à l’université d’Aix-Marseille – accueillis au théâtre Antoine-Vitez – ces jours derniers (en même temps que s’ouvrait le festival : quelle coïncidence) sont d’accord. C’est dire.
Puis, on rêve un peu ; peut-être est-ce à cela que sert un édito comme celui-là : on rêve devant les formules (« atteindre la fraicheur de l’espoir », « désirer la connaissance plus que la possession, l’éblouissement plus que la prédation »), et au milieu des rêveries ainsi stérilement de bon aloi, on s’arrête devant une autre formule :
« … arrêter l’héritage du malheur. C’est ce qui advient au cœur de ce mystère de la représentation hors temps. Communauté convergente vers le centre du sens et réouverture de toutes les alternatives politiques. »
Et on songe (moins assoupi) à des alternatives, puisqu’on nous y invite : devant les représentations hors-temps, on penserait plutôt à des travaux qui prendraient à bras le corps la conjoncture ; face à la communauté convergente, on imaginerait plutôt des divergences fécondes et hostiles ; et contre le centre du sens, on désirerait plutôt des puissances dispersant les centres (qui nous gouvernent) et au lieu d’un sens singulier, plutôt des déflagrations aberrante d’intensité qui danseraient sur la crête des décentrements du monde. (« Au centre rien ne bouge jamais » (H. Müller))
On tombe sur cette autre rêverie, vers la fin :
« Le collectif est une transcendance en soi et écouter son silence dans le noir de la salle nous permet d’en renouveler l’expérience ».
Permettons de proposer humblement cette alternative (économico-politique) : le collectif est une immanence et taire le silence en hurlant dans le jour de la ville nous permet de fabriquer des expériences inconnues. Simple proposition. Parmi d’autres (alternatives).
Fin de la rêverie : « Nous avons l’espoir d’un changement de genre politique ». Soyons honnête : le fascisme porte aussi un tel espoir. Doit-il être chanté et célébré sous prétexte qu’il est aussi une alternative ? Du risque de laisser suspendue l’alternative, et de laisser infiniment ouvert le champ des possibles. Le théâtre n’est-il pas aussi l’expérience radicale de propositions qui prennent le risque de poser des corps et des mots sur des mondes ? Et pour certains d’entre eux, d’oser le courage de choisir tel monde au détriment de tel autre ?
L’édito s’achève sur une autre formule rêveusement déposée : "conserver l’ivresse du possible". Devant quelques verres à demi pleins de folie, cher directeur du lieu et du temps, et à demi vides d’espoir, le collectif de l’Insensé boira à l’ivresse inassoiffée, et à l’impossible.
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pour nous, dans la nuit [Avignon #1]
mercredi 11 juillet 2018
Nous n’avons ici, dit-elle, qu’un soleil par mois, et pour peu de temps. On se frotte les yeux des jours en avance. Mais en vain. Temps inexorable. Soleil n’arrive qu’en son heure. Ensuite on a un monde de choses à faire, tant qu’il y a de la clarté, si bien qu’on a à peine le temps de se regarder un peu. La contrariété, pour nous, dans la nuit, c’est quand il faut travailler, et il le faut.
H. Michaux, Je vous écris d’un pays lointain
Plein ciel sur Avignon de nouveau – au pied de l’été donc, comme chaque fois que le ciel commence à brûler, se retrouver ici (saluer l’arbre : il est mort). Oui, au pied des murailles, chercher encore et toujours l’allégorie ne mène à rien, ou alors à une autre salle de spectacle où il faudra encore et toujours attendre tout, le ravage indiscutable ou rien. Et si c’est souvent rien, c’est aussi au prix du tout qu’on exige. Au pied du mur de l’Année, dans le pli sec et chaud des mois, se tenir là pour trouver des questions, et les brûler en les écrivant.
Comité d’accueil : la ville est vide – les festivaliers ne sont pas encore là, ce vendredi 6, mais le centre déjà fermé par de lourdes barrières ; les hommes en armes la parcourent. Devant le lycée Aubanel où j’attends, je les verrai passer, uniformes de combat, fusil d’assaut au poing, l’Histoire en marche, vers où ?
Les places sont vides.
Les rues sont vides.
L’appel de la forêt est peu audible. Je rêve à des impasses de la Jungle, à des boulevard du Fleuve. À des avenues du Désert. Le puissant spectacle Milo Rau que je traine avec moi jusqu’à la voiture, j’y pense comme à une fatigue qu’il ne faut pas abandonner, je grave des phrases et des images en moi, et cherche des forces, et mieux voir, et mieux comprendre ce que je ne comprendrai jamais.
Le ciel tombe sur Avignon quand je repars et que le festival commence. Les trompettes sonnent : les hommes et les femmes vont rejoindre la Cour d’Honneur et ses Tragédies stériles, ses grands coups assénés sur le crâne, de la Culture pour qu’on la vénère ; sans rien voir là-bas, je sais ce que je rate : les joliesses qui impressionnent, les larmes qui tombent comme des coups, les phrases qu’on crient pour ne pas qu’on les entende. Le soleil qui s’écrase sur le Palais témoigne que rien n’aura lieu. Que l’égarement, les troubles qui rendront le monde à sa blessure ne relève d’aucune cérémonie, plutôt d’un travail qui nous arrache à ce monde pour qu’on puisse se jeter sur lui, le corps neuf et plus brutal encore le désir. Je ne vais au théâtre que pour en sortir : c’est toujours la pensée, obsédante, qui me vient, et qui brûle davantage dans Avignon l’été, quand la nuit vient, et jamais le jour.
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Marcher sur les deux rives d’une rivière est un exercice pénible
jeudi 5 juillet 2018
Marcher sur les deux rives d’une rivière.
Marcher sur les deux rives d’une rivière est un exercice pénible.
Assez souvent l’on voit ainsi un homme (étudiant en magie) remonter un fleuve, marchant sur l’une et l’autre rive à la fois : fort préoccupé, il ne nous voit pas. Car ce qu’il réalise est délicat et ne souffre aucune distraction. Il se retrouverait bien vite, seul, sur une rive, et quelle honte alors !Michaux, Au pays de la magie
Maude Audet, Galloway Road
Toute cette vie serait décidément une sorte de chemin escarpé vers le ciel qui toujours reculerait à mesure que la fatigue nous emportait, nous et nos pensées. Les hommes travailleraient, et les femmes jusqu’à mourir, le soir, de fatigue ou d’ennui – le monde n’appellerait qu’à cela, le corps plierait : on reconnaîtrait le corps ainsi, cette chose qui pliait sous le travail jusqu’au soir. Le chemin se viderait de tout notre sang : marcher sur lui dirait : il existe ; et nous ? En regard nous ne serions plus qu’un regard, lentement adressé au vide de nos pensées, aux yeux tombant sur elles comme des soldats au front.
Les nouvelles du jour n’ont aucun sens : elles disent le monde comme il va, alors qu’il s’enfonce. Il n’y aurait qu’une attitude possible : partir quelque part où il ne serait pas — et cette attitude est la plus lâche. Resterait l’impossible : rester ici emporté par ce monde et cherchant autant que faire se peut à le dévier : faire se peut exige toute la force du monde et on ne possède que la nôtre, la nôtre et celle d’ami•es qui sont aussi des ami•es de la fatigue et du chemin perdu.
Dans la nuit, il n’y a plus rien que soi-même et les cris des jours égarés. Il faudrait parler dans la bouche de ces cris. Relire Rimbaud encore, suivre l’enfance les routes qui mènent aux fleuves, au désert. La soif : habiter cette soif-là. Dans la nuit, il fait si chaud qu’il est impossible de trouver le sommeil avant l’épuisement. Les rêves, ces nuits, possèdent de la chaleur l’étouffement et la langueur : une autre ruse de l’Histoire pour qu’on l’oublie. Au réveil, les crampes au mollet nous jettent dans le jour brutalement : l’Histoire ne nous oublie pas.
Il y a partout qui s’effacent de nous sous les coups de l’époque des tristesses et qui deviennent, quand elles tombent à nos pieds, des colères.
Remonter le fil d’informations comme on recueillerait les insultes : chaque jour, des dizaines. On les reçoit au visage. Quand on regarde la mer, le matin, l’impression que tout recommence, que tout pourrait recommencer ; il suffirait d’un regard, et d’y croire. Et immédiatement après : non, les croyances endorment, et les regards trompent. On lève les yeux vers la ville : là qu’est le combat, et les défaites n’attendent que les émeutes qui les renverseraient.
Quand on marche comme moi en plein soleil de midi, on sait bien qu’on paiera cette erreur le lendemain, les rougeurs sur le corps et l’épuisement, la soif : on fait cette erreur pour l’odeur des plantes et la couleur du ciel, la solitude qui donne les forces, la vue sur la ville d’en haut quand on la domine vers Marseilleveyre, que tout paraît possible, par exemple de sauter pieds joints sur elle en hurlant.
Il y a, près de Caillelongue, un champs de bois mort. Rêver longuement devant ce cimetière. Se demander si c’est le feu qui a terrassé cette terre, ou si le bois est mort de sa belle vie de bois, de vieux bois mort d’avoir vécu ici trop longtemps. Le bois repose, le corps éventré aux quatre vents : mémoire perdue des bois. Sagesse invincible des bois. Désespoir des bois tendus vers ce qui ne les rejoindra jamais. Prières des bois morts près de Caillelongue : et leçons inouïes données à quelques passants qui passent sans rien retenir – ou alors une image, comme on arrache une mauvaise herbe.
La terre s’arrête toujours à l’endroit où s’arrête aussi la mer. Dans la lutte, qui échoue sur l’autre ? Et qui mord ? Qui renoncera le premier ?
Les nuages qui refusent de s’estomper tout à fait : je les regarde avec tendresse, comme des frères, comme des témoins d’un crime que partout le ciel commet en notre nom.
Dans l’anfractuosité de l’époque, se frayer un passage ne sauve pas du passage ou de l’époque : ne s’abriter de rien, au contraire, chercher à s’exposer pour mieux peut-être recevoir de la lumière la brûlure qui rendra la mer plus douloureuse, plus désirable aussi le vent, et plus terribles les caresses des années à venir, les plus belles puisqu’elles tomberont sous nos coups.
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les jours perdus
vendredi 29 juin 2018
c’est pour dire que ce n’est rien, la vie
voilà donc les Saisons
Rimb.
(rature dans le brouillon de Ô saisons, ô châteaux…)Elliott Smith, In the lost and found
Passés sur moi d’un souffle la journée de Bloom et le vingt-et-un juin, passés sur moi tous ces jours ensemble, la bascule du printemps et les premières chaleurs, ce moment où tout surgit et s’écroule bientôt, les saisons qui emportent, les insultes des pouvoirs, les émeutes qui s’effondrent, la possibilité de l’histoire encore écartée et les tristesses des fins, confondues avec celles des joies, celles de l’année au milieu de l’année, les cris des enfants dans l’école qui nomment ce vendredi où tout s’achève et tout commence enfin, oui, dans les cris et les courses éparpillés, et moi au milieu de ces commencements et de ces fins, je n’aurais eu le temps de rien, ni écrire ni prendre soin de ne pas écrire, j’aurais été balloté d’un jour à l’autre, m’effondrant dans les nuits semblables, allant d’un soir à l’autre pour leur survivre, j’aurais été comme cette ruine croisée quelque part – peut-être en train de s’effondrer, peut-être en train d’être bâtie, et je serai allé ainsi, prenant un jour après l’autre ce mois de juin comme une seule phrase qui ne finira jamais sauf à l’interrompre brutalement par exemple en écrivant que
Garder le silence comme un troupeau ; garder le silence comme un secret : garder le silence comme un otage surtout – j’aurais été troupeau qu’on mène aveuglement, et secret et otage : j’aurais été tout entier silence ; pas un jour sans écrire, paraît-il : pas un jour, donc, de traversé vraiment ; seulement des nuits où je me serai écroulé pour prendre la force d’en rejoindre d’autres.
Pour me souvenir des jours, je regarde les images prises : elles sont rares. Elles disent toutes cela : que je ne fais que passer, de Marseille à Aix, de l’université à la ville, et de la ville à ce qui la récuse, elles disent que je reviendrai peut-être ; je ne reviens pas. Sur l’une d’elles, dans une salle de classe abandonnée, deux chaises font face. Je ne retiens pas cette image ici. Elle dit trop ce qui manque, ce qui creuse, ce qui appelle à être renversé.
L"image que je garde : ces lignes dans le ciel qui se croisent ; qui lancent des directions ; le soleil en travers de la gorge ; quelques éclats qui font croire que quelque chose est possible — je sais bien que ce silence porte en lui sa vitalité essentielle aussi, sa joie pure d’être livré au monde, à l’enfance ; je sais bien que ce silence appelle aussi. Je sais bien qu’après le livre, il ne peut y avoir que le silence, comme après la marée descendante, l’estran remué de poissons morts, et qu’il faut que la marée remonte, et qu’elle emporte. Ce matin, malgré moi, ai repris le vieux récit abandonné des vies de Rimb. Douze pages d’une seule haleine, et qu’elles tenaient droite quand à la fin j’ai voulu les saisir et secouer ; quelque chose de la vie peut-être ici, une vie seconde qui double la première pour la relancer ? Je ne sais pas ; je regarde les lignes lancées au-dessus de toute cette vie passée, qui s’élance, qui ne cesse pas de se jeter sur moi.
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et au soleil et toujours
lundi 4 juin 2018
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !Rimb. « Départ » (Illuminations)
Que les départs portent toujours l’assez vu des poèmes anciens : c’était la pensée, au départ de Marseille, vers tous les suds possibles. C’était la pensée, vendredi, de tous les départs devant toutes les Notre-Dame du monde, et tous les ports de tous les désespoirs. La pensée était aussi pour un autre mois de juin : sur les docks ici-même où j’attendais d’embarquer, attendaient autrefois d’embarquer deux jeunes hommes – Conrad avait 18 ans, et Rimbaud 21 ans, quand juin tombait comme du plomb sur Marseille et sur 1875 endormi. Peut-être se sont-ils croisés, Conrad et Rimbaud, le désespoir et le plomb, ce mois de juin – et ce peut-être à peine formulé devient une certitude qui fait tenir le monde droit et vivant : bien sûr qu’ils sont croisés, et parlés – sinon, comment croire ce monde possible et vivable –, et qu’ils ont échangé les cigarettes, l’alcool et les mots qu’il fallait pour dire le désespoir, 1875, et toutes les autres années à venir, les ténèbres au cœur desquels il n’y avait plus qu’à aller désormais, armés du seul désespoir face à quoi tenir bon. Et dans le désespoir de notre époque, cette pensée s’ajustait soudain, s’accrochait à chaque image. Sous le vent qui se levait, le bateau s’éloignerait dans ces pensées.
Bastia viendrait avec le jour, samedi, la ville levée dans le ciel avec la même évidence que le soleil : c’était Bastia. Le bateau s’échouait soudain dans un port sans attache avec rien. La ville aussi s’enroulait dans des rues perdues, reliées entre elles par une vague promesse d’appartenir au même horizon qui reculait avec les vagues. Je marchais dans ces rues seulement pour épuiser les heures, et atteindre midi, le juste. Dans cette ville, on levait des statues pour un Empereur français et des églises pour des saintes d’ici, on creusait des citadelles dans la roche, pour quel ennemi, quelle peur, quel orgueil ? Il fallait se perdre longtemps dans ces rues pour comprendre : ici, il n’y avait rien à faire que se perdre, pour finir échouer dans un port comme un bateau, une fatigue, ou le reste de vent de Marseille perdu ici. La route vers Porto-Vecchio, entre la montagne et la mer n’aurait rien d’inoubliable : seulement une longue descente, comme une trachée construite dans le corps d’un pays pour que l’horizon passe, dimanche.
C’est une autre route qui conduit vers Zonza, lundi – elle serpente autour d’elle-même, suivant des lois inconnues, aberrantes, essentielles. Autour de ces routes serpentent les brumes et les forêts – vertige redoublée, écœurement. Au milieu du chemin comme en travers de la gorge, l’Ospedale, son barrage, donne une leçon comme on pose une énigme. En amont, les pierres en blocs ramassées ; en aval, le lac rasé par le vent d’est. Au milieu la route. Leçon politique, amoureuse, intime, esthétique ou théâtrale : qu’entre la soif et la plénitude, il y a toujours ce qui suture et déchire, la route qui relie et sépare ; qu’entre la sécheresse et la noyade, il y a toujours la vitesse des choses qui les écarte et éloigne les directions. Qu’entre les autres et le monde, il y a toujours la possibilité d’appartenir à l’un et à l’autre, et la solitude qui fraie.
A la fin du trajet – on compte ici en heures de route, non pas en kilomètres –, le sommet de la montagne (ce n’est pas vraiment le sommet, et ce n’est pas vraiment une montagne). Personne ne connaît plus les secrets des sources et des chemins qui s’enfoncent dans d’autres chemins qui s’enfoncent dans d’autres chemins, personne ne sait vers où ces chemins vont, ni pourquoi ils allaient, ni quelle soif les sources étanchaient, personne ne sait plus le nom du dernier vieil homme qui savait tous ces secrets. En bas de la route, celui-ci pointait autrefois son doigt vers les pierres dans la montagne et disait doucement un mot inouï, c’était le nom du lieu là-haut, que j’atteins. Les pierres étaient des bergeries, et ces bergeries sont de nouveau des pierres, maintenant, pour toujours. Les enclos existent encore ; les bêtes ont rejoint le vieil homme et ses enfants. Sur la porte d’une des bergeries, il y a les initiales de chaque enfant de ces enfants, et leurs enfants : il y a mes initiales, cachées quelque part sous le bois vermoulu, et désormais les initiales de mon enfant, gravées de ma main. Une porte de bergerie devenue des pierres perdues dans la montage où s’écrivent sur un siècle des noms, est-cela, l’origine ?
Il y a, en face de la bergerie, un arbre planté dans la terre, qui touche le ciel. Est-cela, le contraire de l’origine ?
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la musique creuse le ciel
mercredi 30 mai 2018
— Ciel tragique. — Épithète d’un ordre abstrait appliqué à un être matériel.
— L’homme boit la lumière avec l’atmosphère. Ainsi le peuple a raison de dire que l’air de la nuit est malsain pour le travail.
— Le peuple est adorateur-né du feu. Feux d’artifice, incendies, incendiaires.
— Si l’on suppose un adorateur-né du feu, un Parsis-né, on peut créer une nouvelle…
— Les méprises relatives aux visages sont le résultat de l’éclipse de l’image réelle par l’hallucination qui en tire sa naissance.
— Connais donc les jouissances d’une vie âpre, et prie, prie sans cesse. La prière est réservoir de force. (Autel de la volonté. — Dynamique morale. — La Sorcellerie des Sacrements. — Hygiène de l’âme.)
— La Musique creuse le ciel.Baudelaire, Fusées
Anthony and The Johnsons, Bird Gerhl
I’m gonna be born
Gonna be born
Into soon the sky
C’est dimanche soir quelque part dans le ciel où l’indifférence du jour est la plus grande. On jette un regard au ciel depuis la corniche comme on jetterait une pièce dans une fontaine, comme on jetterait son corps dans la mer, dans le fleuve, dans tout ce qui transforme de la vie en oubli, comme tout ce qui serait le contraire du net, ou qui le rejoint peut-être : oubli du corps et des jours, des ciels qui sont l’indifférence du ciel.
Dans le ciel, il n’y a rien que du ciel, c’est ce qui rassure et console.
Dans la ville au contraire, il n’y a rien qui soit vivable, rien qui ne soit fait pour nous. Quand on s’en empare, la seule réponse du monde est l’envoi des forces de l’ordre, les grenades de désencerclement mental – pas seulement mental –, les nasses. On est nassé dans ce réel comme en nous même.
Dimanche, dehors, le temps pourtant pouvait s’arrêter. Le temps reprendrait, terriblement linéaire dans sa ténacité à faire se succéder une minute après une autre minute pendant des heures et des siècles. Cela aussi est à briser, cela d’abord : redonner d’autres ordres au temps est la tâche première des révolutions qui libèrent.
Lundi, je passe la matinée à réparer le site : erreur de mise à jour. Dans ma peine, je pense à la fatalité de l’expression – « erreur de mise à jour ». C’est toujours un miracle, ou un malentendu – quelle différence ? – quand tout se passe parfaitement. Je reste songeur plusieurs heures, dans cette mise à nuit, cette nocturne qui défile immobile sur l’écran, et acharné à trouver une solution, je regarde le jour passer sur moi comme une charge de cavalerie bien ordonnée (j’installe et désinstalle le fichier tmp sur le ftp directement). Choses étranges et incompréhensible : cela finirait par fonctionner. La mise à jour se fera vers midi. Chaque jour, le monde se met à jour, et rien ne change évidemment : des failles de sécurité sont malheureusement résolues. C’est à cela qu’on reconnaît notre monde : ses mises à jour ne visent que des failles de sécurité qui nous font apparaître sa vulnérabilité au moment où il devient plus invulnérable encore. Il faudrait écrire l’éloge de la vulnérabilité. La mise à jour semble fonctionner, je crois. Je n’ose entrer dans le code.
Je pense à la phrase entendue la semaine dernière à Cerisy : le véritable auteur d’un texte sur le net, ce n’est pas celui qui a écrit les mots, mais celui qui a écrit le processeur. J’ai composé les lignes de code du site : mais un soupçon demeure : n’est-ce pas le site l’auteur de mes mots ?
(Le concepteur du pinceau de Michel-Ange reste anonyme, enterré dans la fosse commune sans doute.)
L’auteur du ciel, c’est nous ? On s’arrête sur le trottoir au milieu de la circulation dense du dimanche soir, on baisse la vitre, tend les mains, prend la photo (mais à qui ?), et on repart ; je regarde l’écran, la lumière est si différente. Dehors, c’est Turner, c’est Whistler : ce n’est pas cette trouée numérique de noir et de blanc, c’est la nuance même, c’est la perspective et c’est l’horizon changeant à chaque seconde, c’est le ciel d’un dimanche possible qui dit le dimanche et le soir de tous les jours, c’est Marseille pas encore étoilé au-dessus de nous et la loi morale en nous de n’y déposer aucune morale.
Dans les jours tristes qui sont les nôtres et qui défont les uns après les autres les jours auxquels nous tenons, on trouve à chaque colère des raisons de défaire le monde au nom des jours et de faire en eux la raison de les combattre : dans les jours noirs, on cherche les images qui les désigneront, pourront nommer la colère et la tristesse. Par exemple cette image. Il faut imaginer le bruit autour des voitures et des foules, et le silence partout du monde quand on voudrait hurler sur lui, et le silence partout en nous quand on nous dit, avec le vocabulaire froid et technique que c’est comme ça ; toute cette musique de ténèbres. Ténèbres tous ces jours réunis en nous, ramassées en une image sur nous prêt à fondre sur la réalité.
Derrière le ciel, et le jour, on ne saura peut-être jamais les horizons, on avance vers le jour pour ce peut-être qui saura faire des ténèbres l’image d’un monde enfin englouti qui ce dimanche me cerne de toutes parts.

















































