Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
à part le siècle (le même âge que Kafka)
vendredi 3 mai 2013
c’est d’avoir appris, en feuilletant dans la rue ce Kafka que j’avais acheté le matin, qu’il était né en 1883 – comme moi, mais un siècle après –, que j’ai regardé cette peinture haute de toute la façade, et je me suis arrêté pour mieux la regarder, il y avait une jeune fille qui serrait la main de son amie en ne cessant de l’embrasser sur les yeux pour l’agacer un peu, et la faire rire (elle riait), et l’enfant qui se penchait sur sa poupée tombée sur le sol pour l’épousseter, et ce couple de vieillard, main dans la main, qui avançait à si petit pas vers la vie, et cette homme si pressé, costume mallette raie bien alignée (et les lacets défaits), et tout le reste, et tout le reste, et moi arrêté, comme on imagine que la vie passe, et qu’elle passe.
En 1912, son premier texte, Betrachtung, et à partir de 1913, ça s’accélère : Der Heizer, Das Urteil ; même si on sait bien que ce n’est pas là que la mer gelée se fracture le plus, ou que le coup de poing sur le crâne fend le plus ; tout le soir depuis 1907, il écrit tout le soir, le travail la journée de scribe, comme dans L’Intranquillité de Pessoa, comme dans Meville, l’emploi de bureau choisi parce qu’il est censé donner du temps sur l’essentiel, la vie d’écriture à laquelle on se voue : et pourtant, le poids du monde qui leste alors, et puisqu’on est poreux au réel, à l’aberration de cette vie sociale sur laquelle repose l’organisation de toute vie, on va l’écrire aussi, il le faut bien – oh le soir est lourd, et le matin comme des paupières, qui pèse tant.
Partout autour de moi, la sortie des écoles, les cris et la circulation des choses, les voitures qui vont quelque part, il faut bien qu’ils aillent quelque part, les magasins qui ferment, quelle parenthèse (ou est-ce une parenthèse qu’ils ouvrent ?), et moi, moi seul au milieu de cela, suis-je au bord plutôt, moi qui regarde cela sans lentilles sur les yeux, avec ce flou des rêves quand on est près de se réveiller mais qu’on n’y parvient pas, qu’il faudrait crier, qu’on crie, et que le cri reste dans la gorge, parfois cela lance dans le jour, il fait encore nuit.
En 1917 (c’est bientôt), on le dit malade – sept ans plus tard (jamais plus de sept), on enterre son corps dans le sable de Žižkov, à Prague ; avant il avait demandé qu’on brûle tout, tout (tout ce qu’on lit, aujourd’hui de lui : toutes ces cendres chaudes – ô Max Brod). Tous les jours, comme dans un site mais à lui seul ouvert, ces notes que je parcours ce soir, rêvant lentement la totalité des choses qui me diffèrent de lui, mais à distance, le même âge que j’ai, aujourd’hui, à part le siècle.
À part le siècle, et le nom, et les mains, et les mots dans la gorge, et la langue qui la parle, et la maladie dans le corps, et le sol sur lequel appuyer de tout mon poids le monde en son absence, et tout le reste, mais aujourd’hui, aujourd’hui, je donnerai beaucoup pour ouvrir le journal à la date du 3 mai mille neuf cent treize (je n’ai pas le journal sous la main ce soir, ne le trouve plus). À la place, je trouve sur internet un extrait du vingt-et-un juin, et je me demande : où je serai, moi, dans quel monde libéré, intérieur, je serai, le vingt-et-un juin de mon siècle, et hors de quelle terre, en quelle autre terre je creuserai quels autres mots, ou quels pas dans quelles poussières de terre, j’irai ?
Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer.
21 juin 1913.
F. K.
-
le portrait de mon visage (nous étions presque arrivés)
samedi 27 avril 2013
j’ai pris le train jusqu’aux bords de la ville, et le bord n’avait pas de fin, c’était la ville elle-même, la ville était son propre bord, c’était là où j’étais arrivé, le soir.
nous avons atteint des terres interminables et nous avons vu, derrière, quelque chose comme de la mer, c’était le sable, nous avons traversé, c’était la ville qui continuait, il fallait continuer, nous étions presque arrivés pourtant : c’était ce matin.
et après, c’était la même chose.
nous avions le choix d’avoir le choix, et nous le refusions (moi, je disais : je peux encore dire je ne suis pas d’ici, qui le saura ?)
dans mon sac, l’ordinateur, l’iPad, des fils, La Mission de Müller (à cause du Prométhée que je relis chaque jour depuis cinq jours : comme mon propre foie que je ronge), je porte ma maison : elle est aussi au bout du soir, quand je rentre en levant les yeux sur la ville qui dit : approche toi encore, dors contre moi.
nous avons appartenu à ta propre famille et tu n’es pas des nôtres, nous avons caressé ton corps et tu n’es d’aucun désir, nous sommes venus te parler et tu dis : je ne sais pas la langue, j’ai envie de dormir maintenant.
le lit était fait – soigneusement ce matin, et je m’y allonge comme auprès de la vie, absente encore, mais dont l’absence est signe qu’elle revient : je pense à la trace d’un loup, qu’on effleure pour mesurer la distance qui nous en sépare, sa morsure dans le cou déjà bientôt là.
nous avons cru, longtemps, puis nous avons jeté de la terre sur le corps invisible d’un corps qui disait : vous êtes issus de moi, je crois ; nous avons même récité des prières ce soir-là, seulement quand nous regardons la mer, nous voyons des crevasses et nous rêvons de nous y précipiter, par nostalgie de la terre sur laquelle nous posons nos pieds, désormais
sur la grande paroi de verre de l’université, mon corps déposé au passage de mon corps : sur l’image, on a l’impression que je suis en haut des marches (oh tant de ciel encore au-dessus de moi) : ce soir, on me demande d’envoyer un portrait, c’est cette image que j’envoie – le portrait juste de mon visage aujourd’hui, c’est celui-là, je le sais, oui maintenant, je le sais.
Mots-clés
-
dans le vent avenue de france à découvert (Si sur ce rivage, ici, mes empreintes)
mardi 23 avril 2013
bien avant que je passe, ici, aucun vent, et moi maintenant dans le vent, qui passe, et rien autour de moi que l’avenue de france, les yeux comme sous la pluie quand on ne peut les ouvrir, les fermer ; et à travers moi, un vent plus grand encore, et il ne pleut pas,
dans les feuilles des arbres, aucune feuille, et dans le vent, avenue de france à découvert, des immeubles (pas ceux-là) qui tiennent droit, comment font-ils, moi je penche, et le sol penche avec moi, alors on ne se rencontre pas, sauf peut-être dans le sable, mais la mer est loin maintenant, je l’entends,
je voudrai pouvoir ne pas vouloir vivre plus fort que ne vivent les arbres verts, mais non, et par ce désœuvrement qu’organise si violemment cette vie, ce dans quoi j’avance s’efface à mesure, et moi au-milieu d’une terre décentrée, Rome n’est plus dans Rome, qui n’est plus dans Rome, et l’herbe pousse sans bruit autour des marteaux-piqueurs de l’avenue de france,
rien vers moi ne se penche, les métros s’enfoncent, quelque part, inutiles, creusent ce qu’ils vident, et j’ai marché depuis avenue de france jusqu’à glacière ou corvisart jusque dans les cordelières, des mots comme des nouveaux mondes, replié dans ma gorge,
Si sur ce rivage, ici, mes empreintes,
Sur le sable, la mer en trois vagues, trois, les efface,
Qu’en sera-t-il sur la haute plage
Où la mer est le Temps ?si c’est cela, alors je veux la quatrième, pour la boire entière, et embrasser ces larmes, lentement m’y mêler, lentement
-
pensées en remontant rue Tolbiac (dans la broussaille des flancs le bonheur)
vendredi 19 avril 2013
j’ai pensé à ce texte que j’écrirai en rentrant, pendant que je remontais la rue vers la chambre, immédiatement, et je l’ai vu défiler mentalement devant moi avec la précision définitive des textes qu’on lit dans les rêves, j’ai pensé qu’il ne me faudrait que penser à cette pensée, une fois rentré, pour en finir avec cette pensée, et que cela serait bien, que cela serait enfin bien, et immédiatement après j’ai pensé, parce que j’ai croisé le regard d’un vieil homme qui sans doute avait oublié où il habitait que j’oublierai sans doute où j’habiterai un jour qui m’arrivera sans que j’y pense, et j’ai pensé à la part d’échecs dont je suis entièrement déjà constitué – j’ai pensé que je suis l’auteur de ces échecs plus sûrement que des quelques réussites, plus minces, plus rares, toujours transitoires, toujours fragiles et menacées : mes échecs au moins sont définitifs et sûrs, je peux m’appuyer sur eux, je peux croire en leur irréversibilité, en leur joie d’être pour toujours là auprès de moi pour me définir –, j’ai pensé à tout ce dont je ne me souviens plus que je m’étais promis de ne jamais oublier, et j’ai traversé la route, pour laisser là cette tristesse,
j’ai pensé à la tristesse, de l’autre côté de la rue, et comme elle ne me quitterait plus désormais de la journée – heureusement qu’il est déjà tard –, j’ai pensé qu’il me faudrait l’oubli du rêve pour me laver de la tristesse de ce soir, et puis, soudain, oui j’ai pensé que je n’avais pas pensé à la mort, aujourd’hui, que c’est quelque chose dont je suis fier, qui me fait dire que la mort n’est peut-être qu’une croyance après tout qui dépend de la foi qu’on y dépose, j’ai souri, délivré de cela, et j’ai pensé au vertige, très fortement, et comment j’en avais parlé, mercredi, debout, et comme pour moi (j’avais hésité pour le définir entre le désir de la peur de tomber dans le vide, ou la peur du désir de tomber dans le vide, et j’avais fini par trancher, mais ce soir, je ne sais plus en faveur de quoi, et pour quoi), il y a cette pensée qui demeure, que je ne suis pas vraiment seul à penser tout cela et dans cet ordre précis, et cette pensée console-t-elle, ou accable, comment le savoir,
j’ai pensé que cela fait un an que mon réflex numérique ne fonctionne plus, que je ne prends plus que des images médiocres avec mon téléphone médiocre, j’ai pensé à la perte irrémédiable que cela cause en moi depuis un an, que la vie est moins riche de ces images manquées, que je suis pauvre de tout ce que je n’ai pas su voir, j’ai alors tout de suite pensé à ces derniers jours, et aux images que j’ai accumulées sans avoir eu le temps de les déposer sur le site, et puisque je ne me sers que des photos du jour même, j’ai pensé que ces images étaient définitivement perdues, et qu’avec elles, c’étaient ces jours passés dont je ne me souviendrai plus jamais, dont je perds la trace pour toujours, comme des cheveux coupés qui ne repoussent jamais sur le sol, ou des rêves laissées lettres mortes quand on ne les écrit pas, ou des nuits passées sans les dormir, des villes sans les marcher, tout ce qui peuple le manque, une vie, j’ai pensé que c’était toute une vie, et par exemple cette image de l’arc en ciel au-dessus du fleuve, perdue à tout jamais cette image (et avec elle tant d’autres) puisque je ne la mettrai pas sur le site, que cette perte soit une manière de resplendir, peut-être, mais qu’est-ce qui resplendit, sinon la perte, dites-moi,
j’ai pensé, me frottant les yeux, je porte les lentilles qui n’ont jamais vu l’océan, mais qui ont regardé longtemps la merveille, et j’ai eu envie de me les arracher pour les jeter sur le sol, avec tendresse,
j’ai pensé aussi à cette phrase (impossible pour moi de m’en rappeler par cœur), mais quand je rentre ce soir, je sais où la trouver, alors je la copie immédiatement, pour m’en délester (car c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse, sur tout homme ou animal, etc.)
« Alors la trahison se jeta sur lui comme un ciel, dans la broussaille des flancs le bonheur des lèvres de la vulve une aurore. »
J’ai pensé à la perfection inaboutie de cette phrase, à sa ponctuation manquante, à l’image qui s’en dérobe, à la beauté fragile des choses, à leur persistance surtout, à cette volonté de poignard, comme aux mâchoires brisées les mots qui manquent et disent pourtant (tout cela), oui j’ai pensé à cela, et puis je suis rentré, j’avais tout oublié.
Mots-clés
-
la levée (où le soleil s’est pendu)
mardi 16 avril 2013
Les yeux quand on les plonge dehors, la première fois de la journée. On ne pleure pas, c’est seulement la lumière. Comment on réapprend à marcher, aussi. Il n’y a personne encore. Il est tôt. C’est la rue lavée des matins dans nos villes, l’eau sale qui emporte tout dans les rayures minuscules des trottoirs, sans bruit. Les journaux, partout, déjà. Tout le ciel blanc qui prend place au-dessus de la ville ; la terre que je piétine peut-être, comment savoir, c’est trop de route. La route, elle, ne conduit que sur d’autres routes, je l’ai appris. Puis, c’est le tram qu’il faut attendre ; oui : c’est tout cela qui commence. Il faudrait pouvoir prendre pied dans le réel, comment ; je me demande comment, et cherche où la journée a commencé. Comme on se lève, on se couche. Non, ce n’est pas cela. J’ai oublié. La chambre qu’on laisse comme elle est, parce que je l’ai construite aussi comme cela, à la laisser vivre ainsi ; les draps défaits. Les draps défaits partout, sur le visage aussi les draps défaits, et dans la ville, et sur toute cette lumière qui commence, défaite. Comme on va sans manteau maintenant que c’est fini. Le tram arrive, ce n’est pas le premier.
Par dessus le ciel, le soleil s’est pendu, on dirait. Je me souviens : dans le parc de Belleville, on a retrouvé un pigeon accroché à un sac plastique accroché aux branches accrochées dans le ciel vide, j’ai vu l’image. Je n’ai reconnu ni l’oiseau, ni l’arbre, ni le ciel dans toute cette lumière qui manquait. Pourtant, j’imagine que tout est à sa place ; tout est à sa place sans doute. On avance par ici comme ailleurs, avec une montre réglée au soleil qui retarde. J’ai lu cela, hier : midi tombe à quatorze heures. Comment se battre contre cela, aussi. Non, décidément, le soleil ne s’est pas pendu, il s’est juste laissé prendre, comme moi, aux frondaisons de la ville. J’ai attendu le tram sans avoir froid. Il est passé. J’ai pris le suivant pour la seule raison du froid, qui n’était pas là, et parce qu’un tram suivait, je le pressentais si fort (j’avais raison : la preuve, je suis là pour le dire).
La levée, c’était tout ce qui en moi aurait attendu que quelque chose commence. Et quelque chose a commencé. Dans la ville dimanche, sans rien avec moi, penser à ne pas penser. Ce qui emporte le pas est cette seule pensée, et la certitude que le commencement dure, durera. La foule n’y peut rien.
Ce matin, Cité Universitaire, je me suis souvenu des arbres au-dessus du sol et j’ai levé la tête ; ils étaient là, et mon ombre aussi peut-être de la veille et de l’avant-veille, mon ombre qui marchait entre eux pour me rejoindre et qui ne me trouvait pas tant j’étais caché parmi vous. Le sang coulait aussi, des jambes, des bras. Tout est lié, je me répétais tout est lié (mais par quoi ?) J’ai laissé passer un train (pour me souvenir de la règle idiote, je remplace toujours par le verbe mourir : j’ai laissé mourir un train, donc passer, puisque mourir), je l’ai laissé passer parce que je le pouvais, que je possédais cette liberté, la seule de ce matin qui me restait. Je suis monté dans le suivant. Il était plein, davantage même. Sur le visage des gens, rien que leur visage. Et sur le mien, je me disais, et sur le mien : aussi, sur mon visage rien que mon visage ? Tout à l’heure, je verrai la nuit tomber, c’est ce que j’ai pensé, et j’ai couru dans le retard qui ne cesserait plus jamais.
Mots-clés
-
au touchant du monde (paume contre paume)
mercredi 27 mars 2013
L’image, c’est à cause du nom — des nouvelles stations de tram ont poussé partout et c’est comme si on avait été à court d’idées pour les nommer. Les grands hommes manquent sans doute, et les lieux des batailles, je me suis dit. La Poterne des peupliers. Devant un nom comme Poterne des peupliers, on rêve, on imagine des peupliers à la potence, des peuples à lanterne qui passent sous les portes minuscules de l’Histoire. On ne pense pas longtemps, on est déjà loin : le tram.
À cause de l’image j’ai pensé : je suis loin d’ici, où j’habite. Pourtant, c’est en bas de la rue, à trois cent mètres de la chambre, toute une autre rue (la mienne) avec des magasins, des laveries automatiques, des boulangeries, et la ceinture du périphérique, oui à trois cent mètres : et le tram, donc. Dans ce bas de la rue, je n’y suis jamais allé, évidemment — puisque c’est tourner le dos à la ville, alors non. Tout est en haut de la ville, et d’abord la ville elle-même. Mais ils ont ouvert une voie de tram, en bas, et j’ai découvert tout cela. C’est comme dans les rêves quand on se met à ranger la chambre et qu’on y découvre une porte qui ouvre sur les montagnes : c’était donc si près.
Là, ce ne sont pas des montagnes, seulement un bord de ville et une route qui la longe lentement. Je la regarde au loin de moi, cette ville, comme si mon corps parvenait à coulisser contre elle ; j’apprends à la voir et mon visage sur la vitre soudain comme on rompt le charme.
Pensée à ce que m’a dit Ar., hier, autour de ce café : elle me parle de Merleau-Ponty, son éblouissement. Le mien suivra, dans la journée, le temps que je comprenne. Moi, d’habitude, je ne peux me tenir au monde que dans ce vis-à-vis qui m’isole de lui, sujet / objet, et dans ce rapport, c’est moi le sujet, lui l’objet : entre je n’ai que ma langue, le verbe qui entre le sujet et l’objet articule l’un à l’autre pour rendre l’un et l’autre à sa place, à sa lisibilité. Ma position face au réel, je n’y échappe pas, c’est de me tenir comme devant une porte entr’ouverte au seuil de laquelle j’assiste aux choses et les note à la volée avant le courant d’air. Comme un voleur, oui, et, et souvent nu dans ce monde noir sans regard sans image au fond de la nuit. Souvent.
Merleau-Ponty, ce renversement des perspectives. C’est dans Le Visible et l’invisible, pourtant jadis lu, aucun souvenir, qu’il est. Ari. me dit, en faisant le geste lentement, ce renversement : qu’on est plutôt au monde dans un rapport touchant / touché, comme deux mains se posent l’une sur l’autre (c’est là, le geste) : je pense au sonnet de Roméo, et la réponse de Juliette, paume contre paume voilà la vraie langue des pèlerins (et le baiser leur langage). Je comprends, je pense à la route, au chemin de la route, aux villes des pèlerinages qu’on ne rejoint que parce que la route porte le nom de la ville au loin, aux cheveux collés à la sueur des nuques qui avancent, lentement, dans cette précision-là, lumineuse comme l’écriture.
C’était la leçon de ce jour, je l’apprends peu à peu et comment la rejoindre. Cela fait plusieurs mois déjà que ce rapport en moi fore son évidence : oui, dans un tel rapport enfin, non plus en regard du monde mais dans l’acquiescement de sa force, on accepte l’altération de soi puisqu’on est soi-même celui qui vient altérer le monde, on accepte qu’on est soi-même une part de la naissance du monde puisque c’est nous qui lui donnons naissance de notre regard et de nos mains.
Mais c’est un long chemin d’apprendre ce risque — que l’altérité est dans l’altération (que l’enjeu du désir est celui de la soif à étancher, et non du manque qui assèche) de tout ce qui manque au réel pour qu’il s’exauce.
Ne s’agit pas de se fracasser au réel, ou de s’y abîmer, ou, non, d’y plonger les mains sales dans sa saleté pour s’en dire quitte : non. Mais d’y prendre sa part, et sur la page lui inventer des espaces d’affranchissement pour qu’en retour dehors ces espaces aient un nom, et qu’on dise : je leur appartiens, je suis né d’eux parce qu’ils sont issus de moi.
L’expérience du monde, j’ai cru longtemps que c’était de le voir, et parfois d’en faire l’épreuve – je comprends peu à peu, maintenant que je suis prêt à m’y offrir, que c’est de préparer sa place en soi pour lui, afin qu’en soi il grandisse, renouvelle le désir qu’on lui prête, qu’on lui vole bientôt pour courir lui rendre, Comme la preuve d’être embrumant le miroir, Si fragile bonheur qu’à peine on peut y croire au fond de la nuit. Qu’à peine et pourtant, c’est à cette croyance qu’on se livre, qu’on s’y livre entièrement pour toujours.
Lundi, c’était le Salon du livre, la foule, les livres partout, et rien pour atténuer le bruit ; seulementquand j’ai lu, à cette table ronde,, j’ai eu besoin de parler fort au micro (trop fort, pardon encore) pour entendre un peu les mots qui se disaient de moi ; et quand je me suis tu, le bruit encore, le bouhaha encore, et si les visages devant moi disaient : on a entendu, est-ce qu’une part du bruit de fond a été emportée, et qui l’a emporté sur l’autre, de ma voix et de ce flot-là ? Et je pense à Janis Otsiémi, à lui que je ne connais pas et au souvenir de ses livres, à moi qui suis là et pas lui, et pourquoi cette injustice ici qui fait violence à ma présence là : je pense à cela, c’est tout.
Tout le jour du mardi, c’est l’abrutissement de cette vie sociale, des dossiers incompréhensibles qui obéissent à des lois inconnues. Rien à dire. Dans les pages de mon site de toute manière, je ne veux pas faire état des moments nuls de la vie. C’est la règle, la seule.
Mardi, c’était au théâtre le soir, Châtillon dans le retard, je cours : la ville est tellement vide, ce n’est pas la ville, c’est une excroissance morte. Je suis auprès de toi le guetteur qui se trouble, A chaque pas qu’il fait de l’écho qui le double au fond de la nuit. Le théâtre est plein, j’arrive pour le début. Le texte est immense, long comme cette nuit, et le corps devant moi qui les dit, à bout portant, long comme la nuit aussi est profonde et longue. Au matin, j’aurai dormi pour la première fois depuis des semaines ; il n’est pas tard, mais c’est comme d’un long sommeil que je sors.
Pour la première fois, je réalise que j’arrive enfin à fermer le poing, parfaitement ou presque ; je fais le geste plusieurs fois, mille fois, comme un enfant prononce un mot qu’il vient de découvrir, mille fois.
Quand je me lève enfin, le ciel grand dehors derrière les rideaux tirés (depuis un mois (j’ai mes raisons)), je pense aux peupliers, à leur poterne, à la ville qui habitait jadis cette ville et qui a disparu jadis avec les peupliers, aux mains qu’on touche et qu’on serre pour qu’elles prennent forme de nos mains fermées sur elles, aux voix des songes quand le théâtre vient s’en prendre à elles, et aux terres qui poussent avec de la vie sur elles, aux mains qu’on y plonge et qu’on ressortira lavées de toute cette terre, un jour.
-
la procession des équinoxes (pouvoir de l’Est)
mercredi 20 mars 2013
Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.
Rimb.
Le printemps, hier, aujourd’hui, demain, on ne sait plus, personne n’est d’accord, c’est peut-être mieux ainsi — juste image des choses, du monde, de l’idée qu’on se fait des choses et du monde, de l’état du réel. Est-ce si important ?
Aujourd’hui donc, ou demain, hier peut-être, le jour égal à la nuit, heures sur heures parfaites comme une superposition d’ombre et de lumière ; et à l’intersection précise des rayons l’autre interception précise de nos corps, ici pour recevoir à part égale le jour et la nuit — une certaine manière de distribuer le temps aussi.
Et soi-même : où, entre ces équilibres de forces, déposer son corps pour tendre également au jour et au soir : ici, oui, c’est là qu’on se trouve le mieux pour cela, alors on se tient là, on n’attend plus, ici on marche dans le jour qui se lève et se couche à égale distance de mon ombre qui elle aussi va s’avancer et s’effacer à même lenteur pour aller vers le déséquilibre.
C’est le pouvoir de l’Est.
Entre la ville et la terre, une gare toujours ; sur ses horloges, les traces de doigts et des morsures dans le cou qui disent : il n’est pas l’heure, encore, demeure, demeure encore un peu.
Mais c’est ce que j’ai appris, alors, ces derniers mois : avant je trouvais ce jour précis ajusté comme un hasard, et tout le reste, la norme déréglée du monde, en retard, en avance, on ne sait jamais, ne saura pas davantage à coup de livres, de corps rencontrés pour qu’ils nous disent tout, son contraire, et davantage. Maintenant, je sais bien que c’est tout un mouvement de balancier pour atteindre l’équilibre, que l’équilibre est en chacun des points comme d’un mouvement de pendule qui ne cesse de joindre le centre de l’axe et d’y revenir pour faire aller le temps avec lui.
Que le déséquilibre est comme d’un pied sur l’autre on avance : et si marcher est une chute qui ne rencontre jamais le sol, alors je veux bien marcher ainsi. S’il faut tomber, c’est parce qu’il y a un trou au dedans de la ville, ou que la route cesse, ou que le corps s’effondre de lui-même : jamais cela n’appartient à la marche.
J’ai pris — tous les mercredis à 18h — une image par la même fenêtre : voir le jour résister, pas à pas, à la nuit, comme un film lentement déroulé dans le cadre. Est-ce que c’est la nuit qui mord sur le jour ? Ce soir, le jour est là en entier, on dirait. Et demain davantage, donc.
Ou peut-être hier — l’image des choses, du monde, impossible de savoir si elle est déjà passée, ou en avance : moi, je sais seulement que mon poids posé sur le sol fait rouler la terre à la vitesse de mes pas, et dans les rues que je longe, l’ombre que je laisse n’appartient qu’au temps passé à renoncer à elle ; demain le jour insistera encore un plus, pressé d’atteindre la nuit merveilleuse qui tombera, je l’ai noté, le vingt-deux septembre à vingt heures quarante-quatre, et huit secondes ; et alors : où mon ombre, où ma main pour en caresser l’ombre, et où le sol de mes pas — marche, que la nuit suive.
-
la foi seule (à commencer par le temps)
vendredi 8 mars 2013
Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour !
Ta tête se retourne, — le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.Rimb. On ne sait pas vraiment ce qui est écrit — on a livré la guerre pour le savoir (non, pas vraiment pour le savoir, mais pour imposer l’idée faite que ce qui était écrit était cela, sur lequel on avait organisé la vie). On s’est penché sur les vieux textes en poussière et sur les langues anciennes que pas un ne savait plus lire : on a suivi les mots avec le doigt mouillé ; mais rien d’incontestable. On pouvait discuter mille ans alors on a préféré faire la guerre tant qu’on vivrait ou jusqu’à ce que l’autre soit mort, tant pis si c’était soi-même en armes qu’on enterrait parfois.
La foi sauve. C’est parce que le mot était isolé dans la phrase qu’un était venu gloser : la foi seule sauve (sous entendu : et pas les œuvres, pas ce qu’on fait : peu importe ce qu’on fait — l’important est dans soi, pas dans le dehors de soi). Longtemps on avait voulu lire : la foi sauve, aussi (sous-entendu : les œuvres, surtout : et oh qu’il fallait œuvrer la vie, et agir pour se sauver (être sauvé), travailler jusqu’à plus soif).
On avait toujours soif.
Je ne veux pas retrouver la phrase ce soir, j’ai mes raisons. Je crois que c’était précisément cela, et cela suffit. Maintenant que l’idée du salut est aussi éloignée de la vie que la terre du ciel (il faut vraiment être marin pour croire que quelque part c’est une même couleur qui se rejoint), maintenant qu’il s’agit de cesser de croire à ce à quoi on a cru pendant des siècles et pour la même raison (qu’il n’y a pas de raison), il reste quelques pages de poussière, et l’empreinte de nos doigts. Et moi, au milieu, encore perdu — à chercher où l’étoile se lève pour aller.
Les églises sont fermées sur la route (et qu’on veut y entrer, il est tard, il est toujours trop nuit, et les églises ferment tôt, elles n’ouvrent que pendant l’office ; pendant, c’est impossible d’entrer), on ne peut qu’en faire le tour. Devant l’église, il y a toujours des travaux, des travaux de toutes sortes — mais devant cette église, précisément, je ne pensais pas tant de chantier : ils avaient tout détruit, on ne voyait plus rien de ce qui avait enveloppé autrefois les silhouettes qui dans le noir avançaient pour se voir.
C’est soudain l’abattement, et accablé, la tristesse du temps perdu partout, le saccage ; je me tiens devant une espèce de ruine qui dit : rien ne reviendra, c’est une autre ville, c’est une vie perdue maintenant.
Mais alors le rire soudain, derrière moi — parce que c’est drôle tout de même comme devant un château de sable les mains du père qui dressent les tours pour que les pieds de l’enfant jouent en elles, et éparpillent tout dans les vagues qui finiront de toute manière par revenir. Le rire qui s’échappe, au-dessus de mon désespoir. (Le reproche, ensuite, du désespoir : sa justesse).
De notre corps, au bout de quelques jours, il n’en reste rien. Les cellules (c’est un mot de prisonnier) sont remplacé très vite, et pourquoi dire que ce n’est notre corps. Simplement une décision ; ou plutôt, une croyance, que ce corps est le nôtre puisqu’on l’habite, qu’une force en nous le fait aller de la lumière du matin à la lumière du soir, et entre, qui la disperse. Est-ce qu’on épuise la force, ou est-ce qu’on l’abandonne pour puiser dans le mouvement la vie qui lui servira à intercepter la lumière du matin suivant — c’est une simple décision, celle de faire de notre corps, notre corps, maintenant (dont on fait présent, à qui passe, et intercepte sur son visage cette lumière aussi).
Seule, la foi seule sauve, mais dans la mesure où il s’agit d’un geste, que l’œuvre est dans ce geste. J’ai aimé cette expression, hier : le travail de la terre. Que ce travail est aussi dans la foi qu’on y dépose, la foi de confier à cette terre le travail de cette foi aussi. La foi seule sauve ; parce que la foi seule sauve de la foi, aussi.
Non pas la foi en dieu, non — la foi en la foi de ce dieu, peut-être.
Quant à dire de quoi il sauve, et quel, le salut : peu importe. Il n’y a pas d’autres vies, et celle-ci suffit à la dépasser. Il n’y a pas maintenant d’autres désirs que le désir de désirer davantage. C’est la pensée, hier soir, si forte : elle disait : si la foi qu’on place dans la foi sauve de la foi, c’est qu’en faisant de la foi l’œuvre de la terre, en creusant dans la ville les anciennes villes, en supprimant les bancs pour en faire des chemins, et des places de rencontre pour en faire des jardins, on sauve les bancs et les places de la ville, et les chemins et les jardins du passé, pour inventer la vie, de nouveau, comme on dépose sa foi dans le trou de la terre en attendant la forêt, et peu importe qu’elle vienne, demain, jamais, dans mille ans, puisque j’aurais été celui qui l’a déposée, maintenant, dans son rêve de forêt.
Marcher la foi est un acte espéré.
-
l’acquiescement (pourquoi pas toujours)
vendredi 8 mars 2013
La famille respectait sa solitude ; le démon pas. Bien que Bernard eût mis bas sa veste, il étouffait. Par la fenêtre ouverte sur la rue n’entrait rien que de la chaleur. Son front ruisselait. Une goutte de sueur coula le long de son nez, et s’en alla tomber sur une lettre qu’il tenait en main…
Gide, Les Faux Monneyeurs De l’autre côté maintenant, passé d’une semaine sur l’autre mais ici, qu’est-ce qui a changé (tout, comme chaque jour). Je regarde lentement les métros passer sous le corps, ne compte même pas cette pulsation pleine de hoquets de la ville qui s’éloigne de moi. La skyline de la Défense ne sert qu’à regarder plus loin où se perd l’horizon, et s’il y a trop de nuages, c’est pour regarder en soi où cela conduit. Cela conduit ici, où j’attends, dansant d’un pied sur l’autre pour chasser le froid, et remuer les cheveux un peu — oh que le froid me quitte pour toujours et dure cette journée entière.
[…]
Longue ellipse (du film merveilleux seulement quelques phrases restent que je garde un peu le temps qu’elles se déforment suffisamment en moi pour que je parle en elles, plus tard, sans le savoir). Juste celle-ci :
Je déforme déjà. Je n’oublie pas le bruit des gens qui partaient, silencieusement ; la lumière sur le visage non plus, jamais.
En rentrant, penser aux jours qui se lèvent, que rien n’arrête ; est-ce ainsi que les choses se réalisent en nous — quand le silence sur lequel on bute, sans cesse, et tournant sur lui même sans autre réponse qu’un silence plus sourd encore, s’arrête soudain ; et qu’on trouve quelque chose de plus grand.
Ce n’est pas un immeuble de plus bâti sur une ville de plus, ce n’est pas non plus une idée, non, haute et creuse, ce n’est pas un mot non plus qui contiendrait les autres, mais comme on renonce à certaines questions pour certaines réponses, et qu’au lieu du silence on puise dans le corps ce qu’il reste de force pour passer, ce plus grand tient à l’acquiescement simple d’une vie acceptée comme la nôtre et dont on ferait présent.
Là-bas, quelqu’un passait aussi.
-
raison merveilleuse et imprévue (le geste de nos mains)
jeudi 7 mars 2013
Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales.
Rimb. Vu du ciel, tout est si profond et net à la fois ; et depuis nos rues, les paysages sur lesquels on se cogne, les façades levées simplement pour arrêter la vie qui court, peut-être, quelque part, une rivière où on laverait notre linge et auprès de laquelle dormir pour attendre qu’il sèche ; mais la ville enfoncée dans nos gorges partout, ce garçon magnifique qui attendait dans l’embrasure de sa porte et qui m’a regardé, moi qui courrais, qui courrais tant.
Ces sept derniers jours passés comme avant de courir et après de courir, et au pli de la course, rien que la course pour rejoindre ; mais après l’essoufflement, et le vide en soi, et le vertige quand on se penche depuis le ciel et qu’on voit la vie qui s’approche, on ne sait pas si on tombe ou si c’est la terre qui vient si vite dans son mouvement lancé comme la vie à sa propre poursuite.
Il y a demain le ciel qu’on annonce, les nouvelles mauvaises qui déjà ont été écrites comme on fait le décompte des morts avant la guerre, des boucles de cheveux qu’on coupe comme le temps pour le mesurer — ce n’est pas livrer bataille qui compte, c’est risquer sa peau —, il y a demain sur l’affiche ce qui se promet et ne sera pas accompli, et tant pis (tant mieux), ce qu’on a déposé dans le temps qu’il fera et qui ne nous appartient pas, cela a déjà été réalisé, sans nous, hors de nous ; ce qui nous appartient encore tient dans le corps inventé du corps, et comme la caresse produit le corps prolongé de son désir éclaté comme de la soif, au ciel il faut lui inventer ses devenir en dehors de ce qu’il fera.
Si cette vie manque, il faudra la consoler de n’être pas à elle-même la mesure de toute chose. Si cette vie fait défaut, il faudra nommer les mots qui la nommeront. Et si cette vie s’effondre devant nous, c’est qu’à nous revient la charge de faire le geste inverse, de nos mains.








