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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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car, (s’éloigner)
mardi 21 août 2012
« on peut voyager longtemps dans le désert à condition d’avoir un point d’attache quelque part ».
pour le voyage, celui qui s’accomplit en soi brûle plus que tous les visages brûlés, dans mes rêves,
pour le désert, je m’y enfonce désormais jusqu’aux cheveux, je lève les mains au ciel et ne touche que du sol et du sable filé entre les doigts de novembre,
et quant au point d’attache, il finira bien par apparaître, quelque part, à force de pas et de désir de les rejoindre.
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recommencer les murs (passage)
dimanche 19 août 2012
« Je ne peux pas me reposer, ma vie est une insomnie, je ne travaille pas, je ne dors pas, je fais de l’insomnie,
ces mois comme un mur que je remplirai de mes doigts, et je ne sais pas qui du mur ou de moi sera le plus blessé, le plus couvert, c’est peut-être pour le savoir que les murs se dressent et recommencent ; il y a cette nuit que je n’ai pas passée, parce que la chaleur plus étouffante que le jour, et les rêves qui dans l’insomnie se forment ne sauvent pas d’elle, l’approfondissent, on voudrait les abattre et on a assez de force que pour se retourner dans le lit et se retourner chercher le sommeil qui est déjà si loin, perdu au fond de soi où la fatigue creuse —
tantôt mon âme est debout sur mon corps couché, tantôt mon âme couchée sur mon corps debout, mais jamais il n’y a sommeil pour moi, ma colonne vertébrale a sa veilleuse, impossible de l’éteindre.
dans ce café où je me suis réfugié, sous les pâles des ventilateurs qui ne chassent que de la chaleur encore, je recommence les murs, je traquerai avec mes ongles le passage qui me fera passer de l’autre côté, il y en a plus que trente-et-un, à partir d’un certain chiffre je ne compte plus, et l’insomnie de ce soir m’épuise déjà, il faudra aller derrière elle ; j’allongerai mon corps un soir prochain contre tout cela, les cheveux morts entre mes doigts en sang, et je ne dirai pas par où je suis passé, mais chercherai d’autres murs, je le sais déjà.
Ne serait-ce pas la prudence qui me tient éveillé, car cherchant, cherchant et cherchant, c’est dans tout indifféremment que j’ai chance de trouver ce que je cherche puisque ce que je cherche je ne le sais. »
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où vont les courses folles (malédictions du soleil)
jeudi 9 août 2012
Dithyrambe au soleil (Bertrand Cantat, ’Chœurs’, 2011)Voir
Tout espoir
Honte à boire
Cendre noire
Comme elles disent
Le jour tombe
Sûr
Nulle armure
Aux blessures
Aux crocs des chiens
Comme elles disent
La nuit vient
Rhizomes des amours noires
Des glorieux étendards
Flac flac
Le vent raffole
Les places maudites de la BNF — on en a fait une liste, elle circule, la voilà. Ces places sont celles exposées au soleil : frappées par le soleil, dit le mot que j’ai lu ce matin. Ainsi là-bas le soleil est-il malédiction ; raison de plus, s’il m’en fallait une (autre), pour ne pas y aller. Suis incapable de bibliothèque : un silence faux, sorte de bruissement épars, un temps absent, des visages qui n’en sont pas, des murs si hauts, la ville à trente mètres du sol. Puis, le soleil maudit, donc. À la table de travail, ici, il n’y a que les livres dont j’ai besoin, ils ne sont pas tant. C’est une dizaines, et fins encore, blancs salis des heures de nuit à s’y brûler, cornés, certains arrachés à force de s’y perdre.
Il y a quelques jours, écrire plusieurs pages sur le soleil justement. Il y a cette image dans Quai Ouest, d’un soleil qui monte dans le ciel à toute vitesse, et quelques pages plus loin, la nuit totale ; et des rayons de lune. Il y a cette scansion dans Le Retour au désert des prières du salât de l’Islam, la beauté de leur nom qui nomme le parcours du soleil et appelle à Dieu —
SOBH, ‘ICHÂ, MAGHRIB… Enfin, il y a dans Zucco, cette messe noire au soleil, la liturgie cosmique de son union avec elle, le sexe du soleil qui descend sur le visage pour accomplir le drame — l’éclat de bombe atomique qui est le noir final, aveuglement renversé. Alors, lire, avec le sourire, que dans la bibliothèque, les noms des places sur lesquelles le soleil a le malheur de tomber.
À une page oubliée de ma mémoire (lue pourtant, il y a longtemps), un cheveu déposé sur elle comme marque-page, Barthes approche la tragédie de Racine en ces termes cosmiques. Si le drame ne pouvait durer que le temps d’une révolution de soleil, douze ou vingt-quatre heures, ce n’était pas caprice de censeurs, mais par nécessité métaphysique : la tragédie raconte le crime du soleil.
Inversement, ce qui est dénoncé dans le Soleil, c’est sa discontinuité. L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété (il y a un accord de nature entre la nature solaire du climat tragique et le temps vendettal, qui est une pure répétition). Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure occulaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit.
Le soleil ni la mort, disait-on : les regarder en face, laisser la lumière se planter dans les yeux comme une tente au sommet des villes cimetières, comme un avion qui viendra lentement, amoureusement, le rejoindre et s’abîmer dans son corps ouvert pour lui seul à la jouissance simultanée des corps, tenir jusqu’à la malédiction joyeuse de tenir plus longtemps que lui ; intercepter sa course comme on repère sur le chemin les endroits où allonger le désir, puis quand on lève les yeux, après avoir regardé longtemps, on croit à la nuit, on a seulement les yeux crevés : aller jusque là pour voir les mots qui doivent survivre au soleil et à la mort, jusqu’à ce point de la nuit où elle se déchire en nuit si obscure que le soleil, quand il viendra, portera toute la force de l’obscurité pour hurler :
Où vont les courses folles
Où vont les courses folles
Contre la lumière
Soleil
Soleil
Creuset des larmes d’or
Dans la plaine la plaie pour la nuit brille encore
Pareil
Pareil
Aux chants des oiseaux morts
Aux sons des astres oubliés
A tous les coeurs dehors...
Soleil
Soleil -
de l’oubli dont ces jours sont faits (chemin arraché)
mercredi 8 août 2012
et toute cette population de Babylone, et moi-même, et vous bien sûr, serons autant de fois oubliés que l’on nous a connus, davantage peut-être même,
Autant de fois oublié, oui, que ces marches pour rentrer, mais où, et d’où, tu ne sais pas, il faudrait pour cela que tes yeux voient plus loin que toi ; et tu ne vois que la distance qui te sépare de demain, ou cette autre distance que tu mesures entre le visage et les doigts, et sur la surface de l’écran, les cartographies mentales qui dessinent le paysage où aller, mais non, toi immobile comme sous un ciel rapide de nuages, ou devant une carte routière, qu’une une main suffit à couvrir un pays, mais jamais à recouvrir son corps, lentement endormi, au plus loin de toi, corps noir de sable, d’eau, de pierres.
oubliés au point que notre souvenir à nous ne sera plus nulle part, ni même sur un bout de pavé battu par la pluie,
Dans la longue et lente confusion des jours, les mêmes depuis début juin, le même et long et lent jour depuis (ou presque) début juin, rentrer ne suffit pas pour rentrer ; oui, il y a certains rites, et certains déhanchement dans le semaine qui scandent, mais cela ne suffit pas à fabriquer du temps ; seulement de l’urgence, encore davantage, et du manque de temps, qui s’accélère.
ni même sur un bout de papier porté par le vent ;
Soit cette feuille. Rue Tolbiac, cette feuille arrachée et déposée sur le sol à l’endroit précis où je baisse la tête pour la voir ; feuille d’un livre ancien (mais le papier vieillit si vite quand il est arraché, peut-être est-ce un livre de l’année, déjà l’apparence d’un ancêtre), dont la couleur me rappelle les petits livres de la bibliothèque verte, des Jules Verne, des romans d’enfance, impressions noires des lettres approximatives ; et quelle mémoire de quels lieux, c’est comme une autre vie, je me souviens juste que je ne m’en rappelle plus.
tandis que celui d’Ali existe dans le battement du bongo et dans celui du cœur de l’homme, dans le claquement des feuilles contre les branches,
Poser les yeux sur une carte me rend toujours plus immobile qu’elle — alors, j’oublie cela aussi, et le jour qu’il est, le jour qu’il fait dehors, toujours le même ; quand on organise le travail comme je le fais, ce sont des coulées d’heures où s’enfoncer loin, et quand par hasard ou accident, on regarde le ciel, il est déja loin, c’est un jour oublié, et moi, toujours ici, à deux heures du matin : l’heure où on n’est plus aujourd’hui, pas encore demain, mon heure — dans cet hier en cours d’élaboration, c’est là que je suis : au futur ultérieur, toujours en avance sur lui, et en retard sur le temps qu’il a fait.
dans le bruissement des vagues sur les falaises,
Alors, quel signe cette fois ? Comme je me tire le tarot, certains soirs de plus grande fatigue, je regarde dans ce miroir — non, je ne lirai pas les lettres de cette feuille ; préfère prendre l’image, en fermant les yeux sur les mots, je les regarderai plus tard. Des types passent à côté de moi, penché sur ces pages sans oser les toucher ni voir, et alors.
dans le silence glacial du vide avant la création
Il y a une autre feuille arrachée (ce n’est pas une seule feuille, plutôt des liasses, du milieu du livre, dispersées à cinq mètres). Si le petit poucet avait répandu derrière lui deux mies de pain, est-ce qu’il se serait retrouvé ? Deux est la répétition de un, non pas le commencement d’une série. Deux jours n’inaugurent le rite qu’au troisième. Non, décidément, cela n’a pas plus de sens qu’une feuille arrachée au milieu du trottoir, et qu’un garçon penché qui essaie de s’y lire, sans voir aucun mot.
et dans les explosions du cosmos qui empliront peut-être
Je suis de l’oubli dans ces jours sont faits (c’était la phrase au réveil, au milieu des bruits de marteau-piqueur dans la rue qui frayaient leur voie jusque dans mon crâne, pour y déposer et enfuir bien profond cette phrase, dont je me souviens là, ce matin — il est déjà le soir peut-être ? peu importe). Le reste ? Ce que j’écris une ligne après l’autre tous ces jours depuis trois ans aura l’apparence d’un long rêve dont l’image est bien celle des ces feuilles arrachées à la ville et au temps, et qu’on dispersera sur la ville, dans le temps qu’il leur faudra pour se laisser emporter. Si je perds la mémoire, que je cherche ce que j’étais, je lirai ces lignes. Elles ne diront rien de ce que j’étais, et tout des forces tramées pour une vie possible ; reprendre à la ligne ? Ou arracher ces feuilles, pour s’en faire une route, peut-être une tente.
l’éternité.
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d’autres fauteuils (d’autres signes)
dimanche 29 juillet 2012
Décidément. Ces derniers jours, il y a toujours une chaise, un fauteuil sur ma route. Quel signe ? Des heures à la table de travail ces mois, ne pas en bouger — se pencher, les heures ne durent pas avec la même vitesse. J’entends parler de l’été ; dehors, le ciel tourne lentement sur les vacances ; chaque jour est ici le même pourtant : j’en mesure l’avancée sur l’écran, la page qui avance, l’une après l’autre. C’est étrange, l’arrêt du temps sur ce temps arrêté dehors. La vacance de temps.
Puis, de temps en temps, il y a ces chaises.
Quand je sors, mettre des chaussures est déjà une étrangeté. Ensuite, il y a la chaleur, ces nappes, en volutes, et la pluie dès que je sors (il faut que je sorte pour qu’il pleuve, c’est une loi).
Alors, ces chaises vides, comme si ça disait : c’est là, qui t’attendent.
Depuis des mois aussi, il y a cette connexion internet aléatoire, un branchement incertain au dehors. Un autre signe : qui oblige à concentrer les énergies sur l’écran (la connexion sur la tablette, et l’ordinateur n’est qu’une machine à écrire : c’est juste).
Sur la route, il y aura donc ces chaises, répandues comme des étoiles pour s’y poser, dans la fatigue, reprendre des forces donc : là pour que j’y lise Giono, Faulkner, Balzac, ou rien, la tête dans les mains, les cheveux perdus dans les rêves d’après, l’allure du penseur qui ne pense plus.
Puis, la route encore, ce long tunnel intérieur,
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vie dans un fauteuil (vide, et l’appel)
mercredi 18 juillet 2012
je disais : rien ne console dans ces moments-là, que la pièce vide autour, qui grandit, et puis dans l’épuisement si je regarde parfois à travers mes yeux, c’est toujours le mur blanc sur lequel le bureau s’appuie, la nuit déjà — et pourtant (dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté)
il y a un fauteuil le mois dernier, rue tolbiac, qu’on avait apporté jusque là ; ce n’était pas un fauteuil ordinaire, mais rouge comme une chambre rouge, et les rideaux, comme le noir, oui — et je ne vois pas comment on pouvait l’en sortir, bien enfoncé là (le lendemain, il n’y était plus, évidemment, nous l’avions rêvé)
je pense à Zucco (le téléphone ne fonctionnait pas)
et à la neige sur la route du désert, la voiture entre les singes, et les luges qui dévalent les pentes de l’Afrique
la lettre interrompue, entre le A et le B
le temps qu’on prend (à qui) pour écrire cela, sur le temps pris, d’un travail comme une montagne roulée sous la pierre : la montagne reste là ; il faut l’imaginer heureuse elle, d’être immobilement là pour toujours jusqu’à la fin du mythe
je vois bien l’allégorie : le fauteuil parfaitement là ; la maison construite d’une cabine, et cette image sublime de l’attente vaine de ce qui ne viendra jamais, de ce qui est déjà arrivé
l’appel, l’attente de l’appel : vie comme une planche d’appel, où le saut lance dans le vide le corps qui viendra le rejoindre, abolir le vide
deux corps de sueur lancés l’un sur l’autre
hier, ce sont ces deux chaises qui m’y ont fait penser : je trouve rapidement l’image rouge ; et je pense de nouveau : au départ
l’un en l’autre (oh, le sacré de s’y abîmer, le sacré lentement, d’y puiser la vie même, jusqu’à ne plus éprouver que l’abîme, et s’y enfoncer encore, fermer les yeux)
demain matin, je serai à la même place, dix pages plus loin peut-être, je parlerai de cela aussi, et cela restera invisible, moi je saurai
(je pense au Nicaragua, aux légendes qu’on trace avec le doigt comme une caresse sous le ventre, légende sous l’image qui la dément, et l’invente, et je saurai l’écrire, de pur désir)
les yeux seuls sont encore capable de pousser un cri
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tombe (mais ne chute pas)
mercredi 18 juillet 2012
À fabriquer des phrases près de treize heures par jour, parfois plus, et déplacer en soi surtout ces masses immenses de vies accumulées pendant (je ne compte pas, si je devais compter je dirais, trois, puis je dirais, non, plus quatre, voire sept ans (jamais sept), alors, j’irai plus loin, depuis en fait, un soir d’automne de 1999, alors je ne compte pas), je crois que je ne suis pas fatigué, mais au-delà ; ce qu’on appelle peut-être le vif du nerfs, ou de la pensée.
J’ai pensé, ce jour, tout haut — et je sais bien pourquoi je l’ai pensé ainsi, ce qui m’y a fait pensé, devant la table des anges — qu’écrire ces derniers mois était pour moi, évidemment, comme toujours (pardon si c’est banal) marcher, certes oui, mais pour la première fois avec autant de douleur, et de joie, cela avait été éprouver combien la phrase pense elle aussi, et entraîne : et j’assite à cela, en partie ; bien sûr, je sais que c’est moi qui donne impulsion, mais comme on pose un pied, en descendant une pente à pic, dans la montagne, sur terrain meuble, la terre bouge et emporte (un peu) le pas, alors il faut qu’il s’ajuste, que l’équilibre s’établisse par dessus la terre et le mouvement, et le pas suivant sera initié depuis ce léger glissement, se posant sur un endroit de la terre en mouvement lui aussi, mieux dompté, ou plus indomptable, et les cailloux roulent autour de soi dans un rire coupant, dévalent la pente ; on regarde : on imagine si c’était son propre corps, qui dévalerait, à vitesse plus grande avec le poids, alors, on se raccroche à la terre, on lui fait confiance, on ne pose plus le pas : on le confie au mouvement indépendant des forces, on pense que la terre bouge contre nous, alors qu’en réalité, peu à peu, on ne fait plus qu’un avec elle, et on descend la pente, ainsi comme un charme qui ne se rompra jamais, j’en fais le serment.
Ce serait cela, et je disais ces mots à haute voix (en plus court), pour m’en souvenir : je pensais : écrire, ce n’est pas marcher, c’est ne pas cesser de tomber, recommencer à tomber sans jamais y arriver, et de cette longue chute du corps et des mots sous le poignet, s’établirait la danse de ce corps à corps là, entre soi la terre et l’image rêvée de soi et de l’autre en terre, respirant fort le plaisir d’avoir été rejoint, mais reculant le moment où, cheveux collés aux tempes et yeux clos sur l’image juste, alors laissant la pente du désir se constituer peu à peu en soi, attendre encore un peu, oh, pure perversion, qu’un mot plus juste encore se fasse, sous les doigts, et la langue, elle soufflerait comme dans un vieux théâtre la caresse rouge vive de ces demi-soupirs.
Lève la tête ; demain une autre route après la vallée, et d’autres sommets, d’autres ciels accrochés là-haut qui n’attendent que cela, de tomber.
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imagine (marcher, la nuit roule dans mes yeux)
mercredi 11 juillet 2012
Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère.
Rimb. Une Saison en enfer Oui, allons, marcher sur les mots de la ville comme des armées marchent sur une ville [1], et comme moi je m’arrête un peu, là, sur cet endroit de la page où je m’effondre ; non, ce soir, je n’irai pas plus loin : ce soir, je m’arrête sur la liste des prières de l’Islam, comme c’est étrange (et essentiel, évidemment) : je rêve sur leur nom moi aussi, mais je ne comprends pas le sens de cette Liturgie ; demain, peut-être, le secret s’ouvrira, et sinon, on rêvera sur d’autres secrets qui ne s’ouvriront jamais, ce sera tant pis pour moi, et non pour les prières.
À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? — Dans quel sens marcher ?
Par ici (le vrai amour) par là (le vrai amour), et partout, de la ville haute qui détourne les nuages, ou est-ce le ciel qui n’est pas assez haut. De l’autre côté de la mer, il l’était. Et au sommet du col des Moines aussi, je pouvais le toucher. Ce soir, je pense à ma fatigue de ce jour infini de marche infinie dans des montagnes que je ne vois plus que sur l’écran (alors que l’aube se levait sur elles et sur moi, jadis, si je me souviens bien). Je pense à cette fatigue et des images qu’elle fabriquait en moi quand allongé dans ce refuge, il fallait reposer le corps pour recommencer demain la fatigue, et que rien ne venait du sommeil que des images du jour passé, d’épuisement. Car impossible de dormir ; peut-être étais-je trop fatigué (comment-est-ce possible de ne pas pouvoir dormir d’épuisement ?)
Désormais que je ne marche que sur le bout de mes doigts à taper les phrases infatigables qui sont le chemin et le corps, et le but et le ciel, j’ai perdu le sens de ce combat. Mais ce soir, je pense à cette fatigue qui descendait dans le corps et m’empêchait de sombrer, et je la tiens contre moi, pour toujours ; elle me rehausse. Je la vis en dehors de moi et je tiens à cette vie comme en celle qui seule importe.
Imagine, dit la ville. Et la fille marche, au loin d’elle, pour se rejoindre peut-être. Le regard porté sur le but. Elle ne voit pas le mot. Moi, en travers de la route, de sa gorge, je vois tout, vole tout. C’est parce que je suis immobile dans mon corps. Invisible dans la lumière de chaque mot. Je vois bien que la foule avance quelque part dans l’histoire. Je compte les prières, comme des échafaudages, des boucles de cheveux perdus, qui s’éloignent déjà. Je ferme les yeux, les collines dans la nuit n’ont pas formes différentes. Ni les déserts, ni les lacs, ni les phoques alanguis. J’ouvre les yeux ; le lit vide de rouge et de chaleur, de désir où je sombre, déjà [2].
Assez ! voici la punition. — En marche !
Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le cœur... les membres...
Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes... le temps !...
Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. — Lâches ! — Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux !
Ah !...
— Je m’y habituerai.
Mais si cette habitude devait me prendre toute une vie ?
(Oh, alors je la prendrais !)
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les vents de l’orgueil, peu apaisés (crépuscules)
dimanche 8 juillet 2012
M’éloigner de vous ! Il m’importait trop, par exemple, de vous entendre un jour répondre en toute innocence à ces questions insidieuses que les grandes personnes posent aux enfants : « Avec quoi on pense, on souffre ? Comment on a su son nom, au soleil ? D’où ça vient la nuit ? » Comme si elles pouvaient le dire elles-mêmes ! Étant pour moi la créature humaine dans son authenticité parfaite, vous deviez contre toute vraisemblance me l’apprendre.
André Breton, ’Lettre à Écusette de Noireuil’ (L’Amour fou)
Ce qu’il reste du jour, mais qui le saura — cette lumière, où elle va, de l’autre côté pour se lever, peut-être. Oh, je sais bien, le mot crépuscule, ce qu’il veut dire : il veut dire : le début du jour et la fin de la nuit, même chose, de part et d’autre, cette lumière faible qui est la même au commencement et au terme ; de l’amour, on ne dit pas autre chose, ou on ne dit rien. Alors midi, ce n’est que l’équilibre de tout, et se tenir au milieu de ce milieu, dans le pli du livre, n’accomplit pas le mouvement qui vient rejoindre la fin depuis le début, ou le début par la fin, jamais réalisée. Non, midi n’est que le point de fuite. Une page au hasard, moi, je me tiens. C’est comme les vagues (comme les étoiles).
Veille, comme depuis les dernières lumières ; veille ce n’est rien.
Six pages aujourd’hui (jamais sept), deux bientôt, à la huitième, je m’effondre. On arrache quoi de soi dans ces phrases (qui lira ce qui s’arrache). On arrache quoi de ce qui reste de soi en ce jour qui s’achève.
Dans le vent, cheveux perdus, où, tant pis, poussent encore, le temps qui presse, vite, aller, peu importe où encore, là.
Si je perds la mémoire, plus tard, je lirai ces pages : je ne lirai rien de ma vie réelle, et tout pourtant, du reste, qui seul importe. Rien d’autre que ça. Je me tiens prêt à ma vie.
Notes arrachées au temps perdu, ce soir. Aucun compte, aucun bilan. Seulement avancer sur ma propre crête. Il n’y aura pas d’après. Quand ce travail sera fini, il faudra en trouver un autre, de même mesure, et pour même tâche de noter l’arrachement au temps.
Le soir, je viendrai vérifier que la lumière tombe pile à mes pieds (que je la ramasse, l’emporte plus loin).
Ce film — ne rien en dire qui pourrait l’abolir. Seulement une scène : sur le tombeau, raconter tout dans le mélange, et sur une même portée, l’invraisemblable et l’essentiel, et tout cela par dessus le corps mort sur lequel on se penche, comme un livre ou le désir perdu, celui qu’on va reconquérir sur le passé.
Demain, un miracle sans doute. Il faudra y croire. Se pencher sur le corps vif de ce qui commence. Regarder de tous mes yeux. Croire cela possible.
Sur la feuille tout écrire en attendant — qui lira ici ce qui seul compte (j’écris là sans me relire) ; au passage il sera midi, mais vite dans le dos, et devant la lumière tombée ou levée, je ne saurai pas, ce sera de la ville, et des corps à traverser, désirer encore, passer — je passe.
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quand je fondais la terre (l’arbre de vie)
mercredi 27 juin 2012
Where were you when I laid the foundations of the Earth, when the morning stars sang together, and all the sons of God shouted for joy ?
« Où étais-tu quand je fondais la terre […] alors que les étoiles du matin éclataient en chants d’allégresse et que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie ? »
(Livre de Job, chapitre 38-4)
[3]
Poussé en moi dans mes dérives, l’arbre : au bout de cette marche loin dans les quartiers de la ville, au sud, à l’ouest, là où il n’y a rien que des grandes tours vides, et le ciel qui recule, gris comme le fleuve, oui cet arbre, poussé en moi comme de plus loin, cette image d’un arbre poussé, le seul qui resterait de toute cette ville, et on viendrait de loin pour dire : c’est ici que la ville s’est arrêtée. C’est ici qu’on vient pour voir la Nuit triste basculer sur le jour. Au soir, je me suis reposé ici, puis je suis rentré.
[4]
I give him to you. I give you my son
Maintenant, c’est un rythme régulier, ces derniers jours je me fais davantage moine s’il était possible (l’obéissance à la Règle), et le silence parfois sur toute la journée —je coupe le téléphone (de plus en plus de peine à comprendre comment cela pourrait fonctionner, parler à travers la machine), et dans ce café, près d’une prise, de la musique dans le corps, le verre d’eau et quelques livres, et l’écran ouvert en continu, qui note les mots. La schizophrénie de la vie et de l’écriture se résorbe dans ce travail qui prend chaque minute. Le soir, je rentre, il y a parfois des mails auxquels il faut répondre, des dossier à envoyer. Il y a le lit à faire, ou à défaire, ce geste se confond. Mais avant, je prends quelques minutes pour écrire ce jour, je le garde dans la machine, parfois non, je le mets en ligne, est-ce que celui-ci je le garde, on verra, cela dépendra si je trouve les mots pour dire l’arbre.
[5]
Tell us a story from before we can remember.
Je voulais parler de cet arbre, que j’ai rencontré ce soir, en rentrant (en rentrant je fais une boucle de plus plus haute dans la ville du sud), et je ne sais pas si je pourrais dire l’impression donnée, et là où elle touchait. Ce devait être à cause de la conversation de l’après-midi (la seule, finalement) — je n’en dirai rien. Elle disait l’absence d’un visage que je n’ai jamais vu et m’accompagne pourtant, elle disait tout ce qui me sépare de quelques mots, toute la déchirure entre ce qu’on voudrait rejoindre dans l’écriture et ce qu’il faudrait traverser de la vie (de la mort) pour cela, et qu’on ne franchira jamais. C’est beaucoup de secrets, tout cela, alors je reviens à l’arbre. (Cela a à voir avec l’arbre). Il était planté au bout de ce champ de goudron, de coton peut-être, ma solitude partout répandue dans la nuit qui se dressait, d’un désir plus haut encore que le dernier immeuble là, inutile. Je rentrai, et pensai soudain : c’est là où il faut aller, le mouvement de l’arbre : la leçon de l’arbre planté sur l’immobilité du sol et libre dans le ciel d’inventer ses mouvances dans la syntaxe du vent sans cesse recommencée. Etre ici et plus loin ce qui remue, là-haut, près de l’horizon, le découper. Se faire cheveux d’arbre plus centenaire que le dernier animal marin du monde.
[6]
— Mr. O’Brien : He is in God’s hands, now.
— Mrs. O’Brien : He was in God’s hands the whole time. Wasn’t he ?Je pense à l’arbre ce soir, et comme je me suis penché sur lui, dans mon délire, et j’ai cru voir cet enfant marcher de lui, émaner de ces dernières feuilles (le soir, en rentrant, je regarderai l’appareil photo : il y avait un enfant, comment-est-ce possible, oh), regarder comme le mien cet enfant pousser des racines hautes de l’arbre qui le terminaient, au sommet, renversé. Je pense à l’enfant maintenant, et ce vers quoi il allait ; l’enfant intérieur de la ville était le mien, celui que je n’aurai pas maintenant, celui qui était en moi l’enfance que je n’aurai plus désormais. Je pense à l’arbre sans douleur quand je le note, parce qu’il disait la possibilité d’une autre ville, celle au pied duquel tout Babylone, mais pas seulement, pensait à moi, dans l’entre deux de ces jours qui ne passent et se répètent, et passent trop vite.
Un jour, il faudra bien écrire ces mois passés, la folie du jour, du soir, et celle du lendemain. il faudra bien, après avoir dormi mille ans, se lever la mille et unième année, se pencher sur le corps posé contre soi et le relever, ce sera le mien, un enfant peut-être, malade de ces maladies qu’ont les enfants, nécessaires pour les protéger plus tard, le poison dans leurs veines à faible dose pour que le corps apprenne, vaillant, à se défendre quand plus tard la rage de la maladie viendra, plus féroce avec le temps ; alors quand je pense à ce réveil, enfant aux cheveux lentement déroulés jusqu’à moi, comme il faudra le ramasser dans cette tendresse des choses concédées par l’absence de Dieu, en moi aussi. Dans la gorge, impossible de boire, et la soif pourtant, immense : c’est une autre image (oui, il faudrait peut-être se passer d’images, aller plus directement au nerfs de la vie : mais non, je ne veux pas parler en dehors de cette image, elle n’en est pas tout à fait une).
[7]
Au bout de ma ville, il y aura cet arbre, comme ailleurs, ce qui pousse en moi du désir non de le rejoindre mais de l’accepter, et de le faire venir à moi. L’enfant sur la ville pourra bien rejoindre le ciel, gris comme un fleuve, moi je le verrai encore de là, en-bas, où je serai : il faudra que j’accepte qu’il rejoigne ce que je ne verrai jamais que d’en-bas, et l’écrire encore, comme pour la première fois le désir du corps qui s’ouvre lentement sous le désir : je pense à l’arbre, au milieu de la ville, et l’image qui se creuse en moi dit soudain la vie possible quand on la provoque, l’affronte, la renverse, et dort auprès d’elle, lentement, de tous ses rêves, de toutes ses forces pour le lendemain déjà prêt à se lever, comme un arbre poussé.
Brother. Keep us. Guide us. To the end of time
[1] en français dans le texte
[2] car il sent marcher sur lui d’atroces solitudes
[3] L’Éternel Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement. Gn. 3.22
[4] C’est ainsi qu’il chassa Adam ; et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie. Gn. 3. 24
[5] Un espoir différé rend le coeur malade, Mais un désir accompli est un arbre de vie. / Celui qui méprise la parole se perd, Mais celui qui craint le précepte est récompensé. / L’enseignement du sage est une source de vie, Pour détourner des pièges de la mort. Pr. 13. 12-14
[6] La langue douce est un arbre de vie, Mais la langue perverse brise l’âme. Pr. 15. 4
[7] Au milieu de la place de la ville et sur les deux bords du fleuve, il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations. […] Il n’y aura plus de nuit ; et ils n’auront besoin ni de lampe ni de lumière, parce que le Seigneur Dieu les éclairera. Et ils régneront aux siècles des siècles. Apocalypse 22. 2-5.
Un beau jour vous me dîtes cela, qu’il vous fallait écrire sur Jaccottet pour circonscrire l’espace qu’il fait trembler en vous (quelque chose comme cela)
Devant tree of life à vos côtés, j’ai pleuré devant l’une des dernières scènes : une femme qui cachait les yeux de la mère les découvre dans un geste lent et grâcieux, en remontant les mains jusqu’au ciel, toute l’image baigne dans une lumière blanche inoubliable, puis elle prend les mains de la femme et l’aide à lever ces mains au ciel, faire le signe d’offrir, tendre les mains et les séparer doucement comme on ouvre un rideau, dans la légèreté absolue de tout, puis elle murmure I give you my son
et elle donne ses mains au soleil dans une sérénité de joie et d’extase
vous vous étiez retourné vers moi à ce moment, sans doute m’entendant renifler, c’est que je ne voulais pas que vous me voyiez pleurer parce que cette image atteignait ma vie tout entière que je devais abandonner là, sur le seuil de cet écran (la joie magnifique de cette douleur-là, quand on prend conscience que la vie est plus grande et plus large que toutes les attaches de la terre)
je vous en parle aujourd’hui parce que j’ai songé pendant cette fraction de seconde où l’autre femme retire ses mains des yeux de la mère que le film entier était le chemin de deuil de la mère (la création du monde dans la musique d’une messe des morts) pendant qu’on tenait ses yeux fermés (pour mieux qu’elle les ouvre bien sûr)
j’ai pensé cela : une manière de dire : oui, je fais ton deuil pour te laisser naître (et ta vie est ma joie et mon propre deuil)
je t’abandonne pour que tu puisses vivre et mourir, et je nais par là-même à la mer, au monde vers lequel je reviens de tant t’avoir aimé, dans la conscience de sa beauté, sa majesté, et je te retrouve en lui, parce que tu es venu te dissoudre dans chaque rayon de soleil, feuille, blessure de vent, beauté matricielle et entière des choses
(et je ne peux aimer que là)
que la mort par mon geste adressé au vent est passée du côté de la lumière
et ainsi, tree of life comme le miroir de léda : un rêve sous l’aile du cygne endeuillé - puis aux dernières pages/images : ouvrir les yeux (éphéta) - et donner l’enfant au ciel,
avoir enfanté un monde qui a touché un continent et des océans de sensations (seule l’échelle du monde puisse être juste digne pour un enfant) : rendre le monde au monde et sentir en moi la somme des mondes qui m’ont traversée (parce que tout mouvement suppose sa légèreté, que seule pèse l’immobilité, les fossiles, et je m’en envole un peu pour semer encore dans l’herbe du jardin)






