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Nong Khiaw & Muang Ngoi | Où va le Nord-Laos
S’enfoncer dans les gorges
jeudi 23 janvier 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
– #4. Descendre le Mékong
– #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
– #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
– #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
– #8. Xieng Maen, de l’autre côté
– #9. Kuang Si, ce qui tombe
– #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
– #11. Vang Vieng, refuge de far-east
– #12. Vientiane, capitale intempestive
– #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
– #14. Champassak, à la lune recommencée
– #15. Phimai, perspectives futures du passé
– #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
– #17. Bangkok, derniers feux
– #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
– #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
– #20. Melbourne, ville sans promesse
– #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
– #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
S’enfoncer dans les gorges du Nam Ou.
De Nang Khiaw et de Muang Noi sur le Nam Ou, par où s’enfoncent ce qui existe et ce qui n’existe pas encore.
C’est à quelques heures de mauvaise route depuis Luang Prabang, en tournant le dos à la ville et en remontant le fleuve : le bitume d’abord défoncé laisse place à une piste de poussière au milieu de laquelle dorment les chiens, les vaches qu’on contourne en s’excusant presque, d’un coup de klaxon timide. Et puis, on arrive.
On saute de la voiture qui repart presque aussitôt en sens inverse, on lève les yeux, on est cerné : par les sommets karstiques couverts de forêts, par la rivière Nam Ou qui semble amorcer son virage ici pour nous encercler, par toute cette beauté ahurissante qui saute au visage.
Le Laos, enclavé entre la Thaïlande à l’ouest, la Chine au nord, le Vietnam à l’est, et le Cambodge au sud est au cœur de la rose des vents : univers aux mille frontières, mais sans bord : si le pays est interdit d’accès à la mer, c’est aussi une terre d’eau striée de ces veinules qui se jettent tous désespérément dans le Mékong. Ici, c’est la Nam Ou qui serpente. Il y a peu, on pouvait la remonter depuis Luang Prabang, mais les barrages levés partout sur le fleuve par les puissances charognes alentour rendent la route par bateau désormais impossible.
Le Nam Ou. Il faut imaginer l’eau la plus bleue-verte possible courir entre les falaises du nord Laos dans laquelle le soleil vient se jeter dès cinq heures du soir, à l’heure où il brille le plus. Le village de Nong Khiaw est posé de part et d’autre de la rivière là où elle semble se resserrer avant de s’élargir plus encore en amont. Les collines sont des promesses et des menaces. Ici, pendant dix ans, une pluie de bombes s’est abattue — un raid US toutes les huit minutes, dit-on, jour après jour, après nuit, près de trois millions de tonnes de munitions pour couper les soutiens du Viêt-Minh et faire passer l’envie aux Laotiens de prendre les armes. Combien de sous-munitions dorment encore presque intactes dans ces forêts ? Il faudrait plusieurs décennies pour débarrasser le pays de ces armes qui tuent encore.
On a jeté un pont pour coudre le village et c’est là que le soir il se retrouve pour seulement voir cela : le soleil tomber, la couleur du ciel sur les montagnes et les ombres qui se dessinent avant de s’évanouir dans le noir étal soudain.
Le matin, la vallée disparaît sous la brume épaisse qui ne laisse rien voir que quelques apparitions de forêts sous les trouées. Et le jour, la chaleur recouvre tout.
Vers l’Est. Deux pirogues seulement dans la journée emmènent ceux qui le veulent plus avant sur le fleuve amont. Aucune autre route que le chemin d’eau rapide qui s’enfonce dans les gorges, sinue entre le vertige des falaises et les bancs de sable : une heure plus tard c’est Muang Ngoi perché en surplomb de la rivière, veillé par les montagnes.
Là aussi, quelque chose comme ce qu’ont cru voir les navegadores à l’ouest quand la brume se déchire soudain pour laisser voir les paradis terrestre perdus sitôt qu’aperçus. Là aussi, les pluies de bombes, les cicatrices, les explosions quand un enfant joue avec la terre. On saute de la pirogue sur le débarcadère de sable ; on gravit quelques marches : on est ailleurs à chaque pas davantage. Les maisons sur pilotis s’alignent le long de la rivière ; les pêcheurs immergés dans l’eau arrachent les poissons à mains nues ; les chiens errants dorment sur la piste.
Le village est une route qui ne semble jamais finir : elle conduit au-delà des dernières maisons vers les rizières asséchées qui se prolongent en terrain vague allant se fondre dans la jungle. Un mince filet d’eau coule en contrebas. On y surprendra des buffles, et quand ils ont levé leur museau ahuri vers moi, j’étais un spectacle bien plus étrange pour eux qu’ils ne l’étaient pour moi.
Le soir, le Nam Ou coulera. La nuit viendra toute seule.
Le lendemain, retour à Nong Khiaw dans la même brume des fins du monde quand elle se confond avec son origine, gravir le Pho Daeng, tâcher de voir le monde entier après quatre-cent dix mètres d’ascension parmi les cris d’animaux cachés, d’oiseaux inconnus — là-haut, les massifs, la rivière qui s’échappe, le village déposé au hasard dans un nœud de la rivière, la vallée qui s’étend.
Et déjà repartir.










































































