arnaud maïsetti | carnets

Accueil > AILLEURS | VOYAGES > Paksé & les Bolovens | D’ocre, de sang et de café

Paksé & les Bolovens | D’ocre, de sang et de café

La bouche ouverte du fleuve

mardi 4 février 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
 #22. Adélaïde, lenteurs et effacements


De Pakse, où le Xe Don se jette avec acharnement dans le Mékong, s’ouvre le Plateau des Bolavens : la latérite ocre, le café amer, la touffeur de poussière, les villages agrippés sous les cascades, toute une géographie brute où le Laos se cherche et ne se laisse voir que malgré lui.

L’avion descend lentement sur Pakse. Derrière le hublot, la lumière tamisée du soir nappe la ville encore brûlante. La piste surgit au milieu des plaines et au lointain le Mékong entaille l’horizon.

La route qu’emprunte le tuk-tuk file droit vers le pont qui cingle le fleuve. Assis à l’arrière, on voit la ville approcher, ses bâtiments bas, devantures délavées par la poussière, le soleil, la patience. Sur les trottoirs, quelques ombres se déplacent avec cette nonchalance lasse propre aux villes écrasées par la chaleur. Des enseignes en alphabet lao se mêlent aux slogans en anglais qui appellent aux échappées dans les hauteurs : Paksé – « Bouche de la Rivière Sé », nœud décisif que les colons ont tant disputé aux forces du Pathet Lao, est devenue une étape de bagpackers.

Au matin, les rues s’étirent en lignes droites. Le béton brut des bâtiments tranche avec les quelques échoppes de bois qui résistent encore. Un marché s’étale sous des bâches entre les carcasses de scooters alignées dans un garage ouvert. Le long des boutiques des familles entières mangent en silence accroupies sur des nattes. Pas de grandeur mystique ici, de temples sculptés dans la pierre, d’or, mais une ville qui tient debout comme elle le peut, sise entre le passé colonial et l’invisible poigne des puissances voisines.

Le lendemain, la route du plateau des Bolavens s’ouvre toute seule. L’air s’adoucit. La brume s’accroche aux sommets des arbres et la terre ferreuse dessine ses courbes sous les roues des motos.

Dans la plantation, le café pousse en grappes serrées sous l’ombre des grands palmiers. Entre les rangées de théiers, le vent effleure les feuilles avec la patience des choses qui savent que le temps est avec eux. Plus loin, le cacao repose dans les sacs éventrés. On me tend une tasse et le goût du café « Lao style », âpre et profond, s’accroche à la gorge.

Viennent les cascades. L’eau s’effondre avant d’heurter la roche. Il faut avancer dans les sentiers boueux, à la verticale du sol, jusqu’aux falaises où l’eau découpe le vide. L’odeur de terre humide et de mousse flotte autour de soi sous le bruit des chutes qui recouvre tout, sauf celui du sang battant aux tempes.

Un peu plus loin, Kok Phung Tai. Les maisons de bois sont perchées sur pilotis. Un homme, assis sur le seuil, tisse un panier. Les femmes lavent le riz dans un grand baquet d’eau sombre. Les enfants sont presque nus et courent après les vaches pour s’amuser à les effrayer. Plus bas, ils se jetteront dans un ruisseau pour le seul plaisir de ne pas réussir à voler. Et puis : un panneau solaire sur un toit, une moto garée sous un auvent, un téléphone qui vibre quelque part dans l’ombre, et toute la poussière du monde, rouge et tenace. Ce pays a vu passer les empires et les guerres, il est demeuré là, aussi immobile que l’homme qui tisse, aussi têtu.

Plus loin, d’autres cascades s’étalent en nappes transparentes sur la pierre lisse. On peut vouloir y marcher, avancer lentement sur le sol liquide qui tremble quand on s’approche, et toiser le vide. La lumière coule aussi ici, avant de céder. Le ciel, au-dessus, s’éclaire à mesure que le jour décline.

Sur le retour, le soleil agonise derrière les rizières. Le fleuve fait semblant de s’effacer et la ville de s’endormir.