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Phimai | Perspectives futures du passé

La frontière, le temple, la jungle

dimanche 16 février 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
 #22. Adélaïde, lenteurs et effacements


Le bus s’arrête dans un crissement juste devant la douane. L’air pèse encore comme une décision trop tardive. La frontière ne dit rien — elle, elle sépare. Ici, le Laos se défait lentement. Dans la poussière, les derniers billets froissés. L’autre côté n’est pas encore visible. On passe par un couloir qui nous avale sous terre. Un tunnel comme dans ces mauvais films d’espionnage, ou dans les vieilles fables, quand il faut glisser dans l’autre monde ; mais il fait jour, et je prends des photos.

Et puis voilà, la douane. Rien n’a vraiment eu lieu. On me tend mon passeport comme une clé rouillée. Je la saisis sans un mot. C’est fait.

La Thaïlande recommence. C’est l’autre côté ; c’est Vang Tao, les portraits immenses du roi, l’odeur des grillades, et le baht qui remplace le kip. On change la monnaie comme de monde — brutalement, l’Orient occidentalisé refait surface : les circulations denses, le sentiment de vitesse que le Mékong avait su dompter.

Il faut rejoindre Ubon Ratchathani dans un minibus bondé : que reste-t-il du Laos ? À l’hôtel, un roman de Paul Morand est posé dans le salon.

Et puis, c’est le train : d’Ubon Ratchathani à Nakhon Ratchasima, dans la nuit noire et brûlante, les cris des insectes, l’épuisement.

C’est un prétexte pour, le matin à l’aube, rejoindre Phimaï et basculer ailleurs.

Les ruines sont un nouveau vertige. La pierre s’élève encore, géométrique et chaude. Les fenêtres encadrent le ciel sans raison. L’espace se plie et se déplie, et les dimensions semblent se dérober à chaque angle. Les lignes des temples — Prang principal, sanctuaire central, galeries effondrées — sont nettes, impossibles ; elles découpent l’air en certitudes mortes. Les distances mentent et les dimensions, ici, n’obéissent plus à la logique : tout semble avoir été bâti pour une civilisation plus vaste qui aurait disparu avant même de naître.

La route qui conduit au temple khmer file évidemment jusqu’à Angkor – qu’elle précède, qu’elle annonce, qu’elle trahit peut-être : qu’elle mime sans la rejoindre. À cette heure, des foules se pressent à quelques centaines de kilomètres au sud dans Angkor Wat ; ici, rien que le vent et les lézards. Le vide du lieu est remplacé par la chaleur, qui entre dans chaque pierre et s’accroche aux corps comme une main sans visage.

Prasat Hin Phimaï tient à peine debout — ou fait semblant. Les linteaux de grès et les frontons ornés de figures rongées datent du XIe siècle, sous Jayavarman VI, précurseur d’Angkor — peut-on lire sur les panneaux impeccables à l’entrée du lieu. Les légendes qu’on y lit n’évoquent aucun désastre : il nous fait face.

Mais พิมาย n’est pas seulement une ruine : c’est un geste politique fossilisé dans la pierre. Un empire projeté au bout du monde, devenu cet épars figé dans le sol. Ici, à la lisière occidentale du royaume khmer, le temple dressait son axe vers Angkor comme on trace une flèche — non vers les dieux, mais vers les hommes. La géométrie ne relevait pas de la beauté : elle portait une volonté terrible. Soumettre l’espace, nommer un centre. Dire : ici aussi, nous sommes.

Chaque pierre tenait lieu d’argument. Chaque alignement, d’injonction. Architecture de pouvoir, tendue en frontière invisible. Et le temps est passé, comme il sait si bien le faire : obstiné, impatient. Le message, comme toujours, est devenu cette ruine. Le plan sacré n’a rien empêché. Le roi est mort, et n’est resté que le silence et cette impression étrange : les temples n’ont jamais été construits pour durer, mais pour tomber avec lenteur.

Ce n’est pas un voyage dans le passé, mais dans ce qui viendra. Phimaï est un futur brut. Murs effondrés, pierres entassées, perspectives infinies de ruines éparses et de couloirs désaxés, galeries désertes où l’on entend que le cri des oiseaux invisibles : tout cela figure déjà, à cette échelle de ville-état, la promesse d’une autre dévastation.

Chaque encadrement de fenêtre, chaque fragment de pierre annonce la victoire prochaine de la jungle. De là, l’éblouissement venimeux ; de là, la folie sereine. Le sol est brûlant, mais c’est la température du temps. Nous ne marchons pas dans l’ombre d’un passé perdu, mais dans le futur de ce qui a été, et qui nous attend déjà. L’échelle des lieux dévore, les proportions des pierres écrasent. Ce n’est pas une question de grandeur, mais d’effacement. Tout deviendra cela. Un jour prochain, tout.

La preuve.

À quelques kilomètres du sanctuaire, le banyan de Sai Ngam s’étale. Ce n’est plus un arbre, c’est une ville. Un royaume de racines. Trois cent cinquante ans qu’il pousse ici, à la place exacte où la jungle a décidé de ne plus reculer. L’invasion lente — armée sans fin de troncs et de branches devenues piliers, de racines qui percent la terre puis s’en échappent pour retomber ailleurs. Il couvre tout. Cent arbres en un seul. Mille ombres dans une seule lumière.

Un négatif du temple. Là-bas, la pierre, l’ordre, l’axe sacré. Ici, la prolifération, la dissolution, le règne sans centre. Le banyan ne construit rien : il absorbe. Il déborde, il rampe. Il digère. Il est la jungle en personne — son ambassade. Il ne détruit pas les ruines : il les attend.

Un jour, tout aura donc cette forme. Des temples pousseront des ramifications perdues ; des ventres des sanctuaires surgiront des forêts. Le futur est là aussi, rampant, touffu, souverain. Le temple avait voulu fixer le monde une fois pour toutes : le banyan le réinvente, feuille à feuille.