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Bangkok | Débords du monde
Ville furieuse
dimanche 5 janvier 2025
Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
Commencer par rejoindre Bangkok.
Bangkok est un leurre, un masque. D’ailleurs, elle ne s’appelle pas comme cela. Ici, on dit Krung Thep, et c’est encore faux : une manière de ne pas dire qu’elle se nomme Krung Thep Maha Nakhon, nom qui en cache un autre. Bangkok est une manière de se voiler la face pour ne surtout pas la dire, alors on gagne du temps : on troue la ville de métros climatisés, on la creuse de quartiers étanches les uns aux autres, on la découpe en rues qu’on ne prend pas la peine de baptiser et on lève le bras en criant un mot avant de sauter dans un tuk tuk. Pendant ce temps, le nom de la ville s’étend dans toute sa langueur. Krung Thep Maha Nakhon, กรุงเทพมหานคร , et ce n’est que le début de son nom qu’on déroulerait ainsi :
« Ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, ville imprenable du Dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, riche dans l’énorme Palais royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville offerte à Indra et construite par Vishnukarn ».
On préfère dire Bangkok à cause des pruniers de Java qui autrefois poussaient ici, et tant pis si cela ne veut rien dire. Bangkok est une façon d’attirer le voyageur pour le perdre, après lui avoir fait les poches. Il y a tant de façons d’y entrer : par le ciel ou le fleuve, on finit toujours par être happé dans ces rues plus rapides encore que le ciel et le fleuve, et de se perdre. C’est seulement quand on se perd qu’on épouse sa vitesse : entre l’allure furieuse de cette mégapole du sud et l’alentissement persistant accroché aux toits de ses trois cents temples. On flotterait ainsi, vibration pulsatile d’un présent toujours en retard et éternité alanguie du sacré repoussant le futur toujours plus loin pour se réfugier dans un passé sans date ni mémoire, énigme qui n’a pour réponse que le sourire terrifiant des bouddhas d’or. Bangkok, oui, ville furieuse, Babel de chair, d’os et de sang coulé dans les nervures du Chao Phraya, vrai dieu d’ici, le fleuve vital qui distribue de part et d’autre de lui le monde : grattes-ciels insensés, temples délirants, arbres et tous voudraient rejoindre en premier le ciel visible, le Trayastrimsha, « ciel des Trente-Trois » considéré comme le deuxième des six cieux du Monde du désir et situé au sommet du mont Sumeru, axe central de l’univers. Ville verticale donc, jetée dans l’horizontalité du fleuve : ville qu’on regarde toujours d’en bas même du sommet du temple du Mont d’Or : ville dressée et indomptable, ville débordante d’autres temps et d’autres lieux qui se déversent sur nous, en nous : Bangkok.