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Lima | Dans le cauchemar de Pizarro
Au centre rien ne bouge plus
lundi 14 avril 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
- #1. Bangkok, ville furieuse
- #2. Ayutthaya & Sukhothai
- #3. Chiang Mai & Chiang Rai
- #4. Descendre le Mékong
- #5. Luang Prabang
- #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi
- #7. Ban Phong Van
- #8. Xieng Maen
- #9. Kuang Si
Dans Lima, le Centro aligne ses façades baroques sous le ciel terriblement bleu d’automne — balcons en bois sculptés mangés par les siècles, murs de boue compactés par l’oubli et fissurés comme des souvenirs trop pleins. Les édifices s’alignent, autant de livres fermés dont les titres ne cessent de s’effacer, les chapiteaux crient encore peut-être leur faste, mais dans une langue étrangère à la langue, et le plâtre tombe en silence. Ici, l’histoire debout reste sans mémoire ; elle s’appuie sur elle-même sans savoir qu’elle vacille. Des églises aux coupoles blanches s’élèvent au-dessus des trottoirs pendant que, figés dans leur gloire de bronze noir, les statues des anciens bourreaux trônent, absents à eux-mêmes — figures d’un empire rêvé, fondé dans le sang – oui, on marche bel et bien dans le cauchemar embrumé de Pizarro.
Plaza Mayor, les drapeaux en berne. Le Pérou a perdu hier Vargas Llosa, écrivain double, immense par l’œuvre et retors dans ses choix — écrivant ces romans d’une main, et ses discours aux cris rances de l’autre. L’air suspendu à une contradiction qu’on ne résout pas. La conversation à la cathédrale continue, oui, mais a changé de langue — se fait désormais dans les ombres qui glissent sur les façades jaunes, les pas lents sur la pierre chaude, le regard des vautours noirs qui tournent au-dessus des toits — plus justes que les paroles en tombeaux. Dans cette place, le théâtre d’une république hésitante, et ses colonnes, l’écho d’un pays qui ne sait plus à quel récit se vouer : à la conquête ou à la blessure, au Christ ou au soleil disparu.
Dans la cathédrale, le chœur ciselé s’élève pour des voix absentes. La pierre chante à vide. Tout ici lève sa beauté résignée : dorures qui brillent pour personne, boiseries polies par les siècles, retables qui cachent mal la peur de l’effondrement. Les tableaux de l’enfer, à eux seuls, veillent — flammes d’huile et de silence, et davantage de présence que les cierges. Sous leurs regards, les catacombes s’ouvrent : os entassés, poussière classée, restes d’un ordre maintenu par l’obsession du salut. Mais qui, ici, a jamais été sauvé ? La ville, dehors, attend le prochain séisme comme une promesse. Car tout y semble provisoire, tout semble dire : la beauté s’acharne, la faille aura le dernier mot — comme si la terre, en grondant, voulait rappeler ce qu’elle fut avant les croix.
À l’ombre fraîche de la Catedral, Pizarro repose. Ou fait mine. Il y a ce sarcophage, ces ossements sous vitrine, scénographie presque grotesque autour du corps d’un soudard. Est-ce bien lui, le conquistador poignardé par ses pairs, ou un autre squelette exhibé comme une vérité creuse ? Il dort là, entre marbre et mosaïque, comme pour rappeler que la ville a été fondée sur un crime. Les murs racontent son épopée, les fresques rejouent l’arrivée des Espagnols comme une grande aventure — comme si ce n’était pas un massacre de plus. De temples rasés, de langues interdites, de dieux enterrés sous la mitre. Le sang coulé n’a pas disparu : il a simplement changé de vêtement. Et ce corps, dans la lumière dorée, ne pèse plus rien — que le silence d’une conquête mal digérée et ici vomi dans les ors.
Sous la nef, les rois incas défilent jusqu’aux rois d’Espagne. Galerie d’effigies peinte à l’huile enchaînant les visages comme on égrène une défaite. L’histoire suspendue, alignée, regards tournés vers l’éternité ou l’oubli. Comme si, dans ce cortège, chaque roi déchu cédait la place à l’autre sans bruit — et qu’au fond, tous savaient que leur trône s’était dressé sur la disparition d’un monde.
Plus loin, les Seigneurs des Miracles attendent, posés sur leur char, drapés de pourpre et d’or, prêts pour la procession. La foi, ici, est ce spectacle, simulacre et prétention au vrai qui ne dresse que son faux. Quelque chose résiste pourtant. Au fond de la chapelle, un saint décapité — visage serein, main levée — semble attendre autre chose : pas le salut, mais peut-être le silence. Au milieu des rites et des reliques, une question restait sans voix : à quoi tient cette foi qu’on expose, quand plus rien ne semble croire ?
Ainsi s’efface Lima, derrière sa garúa tenace et sa propre mémoire. Rien ne commence. Rien ne finit. Les rues se succèdent en labyrinthes ouverts sur d’autres couloirs, et la ville se délite dans le mouvement. Les fantômes se glissent entre les étals, dans les cris des marchands ambulants. Le vacarme des bus, le flot des taxis, la peur et la ferveur, les drapeaux rouges et blancs mêlés aux fanions jaunes du Vatican : tout se confond. La police est là, casquée, mitraillette au poing, surveillant une ville qui n’obéit plus à rien. C’est la semaine sainte, paraît-il. Et ce n’est pas le sacré qu’on entend, mais le grondement du Rímac, qui passe en contrebas comme une artère trouble — battement d’un cœur ancien, plus vieux que les clochers, plus franc que les processions. Voix étranglé du pays indien toujours en deuil.



























































