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Taylors Mistake | Sauf erreur

Le malentendu des refuges

jeudi 27 mars 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
 #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
 #23. Vers la Nouvelle-Zélande, enjamber le Pacifique
 #24. Christchurch, sous le ciel renversé
 #25. Akaora, échouée à l’horizon
 #26. Taylors Mistake, sauf erreur


De Sumner, le 27 mars, suivre le chemin de Taylors Mistake – l’ombre du matin encore accrochée aux collines et qui se débat, marées du vent giflant le ciel jeté par-dessus l’océan écrasé sous le poids des nuages, pour rejoindre ce point où la terre hésite et se dissout ; le corps avance, l’horizon recule, le jour passe entre nous. La montée s’étire, chaque pas traîne un peu plus lourdement et nous éloigne de la ville, nous la rend plus visible d’ici, promontoire, et la terre indécise hésite entre l’illusion d’une avancée et l’évidence de sa propre dispersion par le haut.

Taylors Mistake ? 1851. Le matin se lève, à peine une brise, une espèce vague de silence qui précède la lumière, et Taylor, déjà sur le pont, regarde la côte de l’île de Banks qui se profile au sud, juste après Christchurch, loin des bruits, loin de l’Angleterre. Le vent se met à souffler, lentement d’abord, puis plus fort, il ne souffle que la promesse du voyage, bien sûr, pense-t-il. Ils viennent, ils ont traversé l’océan comme des spectres et la baie qui les attendait les fait maîtres de chair et de sang d’une terre neuve : voilà l’abri parfait pour ceux qui cherchent encore une terre d’accueil, un port pour les vagues, les rêves qui s’ouvrent dans le vide de ce qu’il reste de terres encore libres. Taylor referme d’un geste sa longue vue, se frotte les mains ; il a tout prévu, il le sait, il a la certitude de ceux qui n’ont pas encore été dérangés par le réel, il pense que l’histoire a déjà commencé à se dérouler, que la baie porte déjà son nom dans son esprit : la Nouvelle-Helvétie ou autre chose, qu’importe. C’est un havre, l’abri. Le port idéal, la terre promise, il a choisi, il a décidé.

Et puis, le vent se lève, doucement, et puis, de moins en moins doucement ; le vent se dresse de toute sa hauteur de vent, et brutalement va retomber. Non, la baie n’est pas ce qu’il croit. Elle n’est pas un abri, elle n’est pas un port. Elle est ce piège qui s’offre pour mieux se refermer. À peine les voiles hissées, le gémissement du large saisit l’horizon, un avertissement que l’on ne veut pas entendre, légère insistance qui ne peut pas se transformer en tempête. Et lui, Taylor, avec la certitude des conquérants, il s’avance, il se rapproche de la côte, il prend le gouvernail et son courage à deux mains sans voir la mer se tendre sous lui, sans voir les vagues se lever en silence, imperceptibles, déjà prêtes à engloutir tout ce qui se fait trop visible et bruyant. La baie qui devait être son port devient un déversoir : tout se referme, tout est recouvert et englouti. La mer reprend son rythme. Les vagues frappent, se brisent contre les rochers, bruit sourd qui devient tout, et tout autour de lui, tout ce qu’il a cru maîtriser, s’effondre dans la brume. La douce arrivée n’est plus qu’un naufrage, une erreur qui se déploie lentement dans l’air lourd. Taylors Mistake. Le nom se déploie, lourd de sa propre ironie. Le temps s’étire et s’oublie. Les navires arriveront. Les premiers colons aussi. Et l’histoire de Taylor devient ce que l’histoire fait toujours : une simple anecdote, une erreur de jugement qui nommera son erreur noyée dans tout jugement. Son nom restera accolé à son erreur. Taylors Mistake. Nom qui flotte dans le vent comme une promesse : épouvantail pour ceux qui viendront après, chercheront l’or dans ces terres froides et croiront encore aux promesses de mer lointaine. Mais ce qu’ils trouveront, c’est l’eau salée, les regrets, et l’oubli de ce qu’ils croyaient avoir découvert. Le nom reste là, suspendu. Taylors Mistake. Un nom qu’on porte et qui nous enseigne la leçon sans la dire vraiment, mais il n’est pas besoin de préciser de quelle erreur il s’agit : nom qui nous dit que l’histoire n’est qu’un faux départ, une erreur peu savamment calculée. Même dans la quête des terres lointaines, on peut toujours se tromper.

Les pierres, les brises, les traces anciennes marquent le chemin ; au lointain, un éclat d’eau parfois, une cassure de lumière dans la grisaille, et sous nos pas, la terre qui semble lutter contre l’oubli. Chaque virage du sentier dessine un peu plus la géographie de l’échec, de cette présence étrange de l’homme ici, sur ces pentes, entre l’abandon et la conquête. La mer en contrebas, bien plus calme qu’elle ne l’a été alors, paraît figée, accablée par les nuages qui refusent de la laisser respirer, mer sans répit, qui ne cesse pourtant de tourner et de retourner sur elle-même comme un chien cherchant sans y parvenir le sommeil, d’aspirer, de dévorer ce qui se trouve sur son passage, vieil os de l’insomnie. L’océan semble figé dans cette attente que nous partageons sans même le vouloir, attente sans promesse ni retour.

Le chemin serpente, dessine sa trajectoire étroite entre le ciel et l’eau où les vagues se brisent et se fondent dans le vent, où les mots de ceux qui ont foulé ces mêmes terres autrefois résonnent dans les fissures du sol, échos de marins perdus, de découvreurs étrangers, de pionniers qui ont vu ici un refuge et une fin, une promesse de renouveau et la dureté du déclin. **Taylors Mistake,** lieu de naufrages passés, demeure un éclat de terre figée dans l’instant du premier regard, celui d’un colon, d’un homme fatigué d’un monde trop vaste, d’une mer trop pleine de silences. L’endroit ne se livre jamais entièrement, il se garde, se ferme, laisse le marcheur à ses pensées sans lui offrir d’autre réponse que celle de l’immense : ici, tout se confond et tout s’effondre. La terre, tourmentée par le vent, par les marées invisibles de l’histoire, se fait gravir, se fait toucher, mais ne révèle rien. Les nuages, suspendus au-dessus, déversent leur ombre sur la mer, une mer qui, peut-être, nous dit encore quelque chose, qui nous garde dans un coin d’elle-même, souvenir non partagé.

Plus on grimpe, plus le vent devient une force intangible, fend l’air, s’attaque aux visages, mains, caresse brutale qui vous dit le grand de ce lieu, son étrangeté, et tout autour, les arêtes des montagnes se dressent avec leur certitude désarmante, épuisant les derniers restes de ce monde que l’on croyait connaître. La terre, d’un côté, la mer, de l’autre, l’horizon n’est qu’un fragment indéfini effacé à chaque avancée. Le chemin s’étend dans cette direction de plus en plus distante, chaque pas emportant un peu plus d’illusion. Le corps lutte contre l’épuisement, l’esprit se perd dans la beauté brute des lieux dévastés qui semblent n’avoir jamais été pensés pour l’homme.

On se sent plus vivant ici que dans les rues étroites de Sumner, dans la chaleur des appartements, les bruits familiers de la ville ; et il n’y a pourtant rien ici d’humain. La ville en contrebas se fond dans la brume, les bruits se dissipent, et nous sommes seuls, là, au sommet de ce chemin que nous avons voulu saisir et qui, de toute évidence, ne nous appartient pas. L’horizon s’élargit à chaque mètre, la mer demeure aussi lointaine qu’au bord, et l’histoire continue d’absorber ce qu’elle n’a pas voulu retenir. La marche continue, le chemin toujours plus long, l’horizon toujours plus loin, et ici, dans cette lumière de midi qui se dresse, tout semble avoir été dit avant nous : et l’on n’entend rien.

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